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20 février 2025

Réflexivité et décolonisation — Un carnet autoethnographique en Techniques policières

Dans le cours d’anthropologie que je donne en Techniques policières au Collège Ahuntsic, les personnes étudiantes, majoritairement blanches, exercent leurs capacités réflexives en construisant un carnet autoethnographique. En réagissant notamment au contenu de capsules vidéos du portail Je te vois, je t’entends, je t’écoute […], les personnes étudiantes sont invitées à prendre conscience de leurs biais au sujet des personnes issues de groupes ethnoculturellement marginalisés. Le carnet autoethnographique favorise une compréhension concrète de concepts qui pourraient autrement sembler plus abstraits, comme celui de réflexivité décoloniale.

L’autoethnographie

À l’automne 2023, j’ai intégré la méthode autoethnographique dans le nouveau cours d’anthropologie offert aux personnes étudiantes de Techniques policières. Ce cours vise à apprendre aux futurs policiers et futures policières à mieux «interagir avec diverses populations culturellement marginalisées, notamment les peuples autochtones, en comprenant mieux les manifestations, origines et impacts des inégalités systémiques, afin d’entretenir des relations de confiance permettant des interventions sécuritaires».

L’autoethnographie, c’est, si on simplifie, «s’observer soi-même en train d’observer». Pour les personnes qui suivent notre cours, il s’agit de remettre en question leurs propres hypothèses et certitudes, en se demandant comment elles en sont venues à penser telle ou telle chose à propos, par exemple, des personnes issues de groupes ethnoculturellement marginalisés, par exemple.

Un carnet déposé dans un espace nuagique sécurisé

Concrètement, je crée un dossier OneDrive pour chaque personne étudiante. Le dossier n’est accessible qu’à la personne et à moi, et non à l’ensemble de la classe. C’est important, car nous abordons des sujets délicats. Ce dossier devient ce que j’appelle le carnet autoethnographique. Pour les prochaines éditions, à la suite de la proposition d’une collègue, je me tournerai plutôt vers Teams qui facilitera les opérations de remise et de correction des carnets.

À 3 moments de la session, les personnes étudiantes doivent déposer des fichiers dans leur carnet. Ceux-ci contiennent les réponses à une série de questions en lien avec certaines capsules disponibles sur le portail Je te vois, je t’entends, je t’écoute […]. Ces 3 travaux valent ensemble 40% de la note finale du cours.

Les personnes étudiantes ont le choix de présenter leurs réponses sous forme écrite, audio ou vidéo. Quel que soit le format du travail, les grilles de correction restent les mêmes. Elles ont été conçues ainsi. C’est le contenu que j’évalue, pas la forme. (Le seul critère qui change, c’est le décompte du nombre total de mots ou de la durée de l’enregistrement, mais les 2 sont équivalents.)

Schématisation conceptuelle du carnet autoethnographique

Le portail (auto)éducatif Je te vois, je t’entends, je t’écoute […]

Il y a environ 160 capsules sur le portail créé par l’équipe Justice, équité, diversité et inclusion du Collège Ahuntsic, dont je fais partie. J’en ai sélectionné 50 pour mes élèves. Ils et elles doivent en visionner un certain nombre avant chaque entrée dans leur carnet ethnographique. Ces capsules s’accompagnent de plus de 700 ressources externes spécifiques aux contenus abordés.

(Ré)humaniser sa relation avec les personnes issues de groupes ethnoculturellement marginalisés

Le portail Je te vois, je t’entends, je t’écoute […] est essentiel pour l’activité parce qu’il permet de (ré)humaniser les personnes qui témoignent.

Souvent, les personnes étudiantes majoritairement blanches ont une conception limitée de ce qu’elles appellent «la diversité» et abordent parfois cette «diversité» de façon unidimensionnelle, voire dichotomique («nous» et «eux»). Par exemple, dans le portail, un jeune homme, Marc-Élie, se présente comme libanais dans sa capsule de présentation, puis ne revient plus du tout sur le sujet de son identité ethnoculturelle et parle plutôt des troubles alimentaires qu’il a eus à l’adolescence et de son travail d’enseignant. Les témoignages présentés sur le portail montrent que l’identité des personnes issues de groupes non blancs ou allochtones ne se définit pas «que» par leur identité ethnoculturelle ou la couleur de la peau. Ces identités sont plutôt multiples et complexes… comme celles des personnes étudiant en Techniques policières qui sont, elles, fortement majoritairement blanches.

Le 1er travail à déposer dans le carnet

En s’exprimant à la 1re personne, les personnes étudiantes doivent, en lien avec les notions vues dans le cours, se positionner par rapport à ce qui est dit dans les capsules. Les notions de positionnalité et de réflexivité [PDF, en anglais. Voir la p.165] sont d’ailleurs présentées en début de session.

Les capsules sélectionnées pour ce travail mettent en vedette des personnes qui parlent de leur identité. (La question des identités multiples et complexes est un thème qui est abordé au début de la session.)

Pour le 1er travail à déposer dans le dossier du carnet, je pose entre autres des questions qui apparaissent à première vue simples. Par exemple, je demande aux élèves comment ils et elles s’identifient sur le plan ethnoculturel (Blanc/Blanche? Québécois/Québécoise? Canadien/Canadienne?) et ce que ce sentiment d’appartenance signifie pour eux et elles.

On demande souvent aux «autres» (non blancs ou allochtones) de se définir ethnoculturellement, mais on le fait rarement soi-même lorsqu’on fait partie de la population majoritaire (au Québec, par exemple). J’amène mes groupes à réfléchir sur ce que c’est que d’être, par exemple, Québécois ou Québécoise, au-delà de la culture matérielle commune. Est-ce que c’est de manger de la poutine après une partie de hockey ou ça passe par un ensemble de valeurs?

Toujours dans le 1er travail à déposer, je demande aussi aux personnes étudiantes de choisir 3 dimensions de leur identité. Il y a un grand nombre de choix variés (genre, habitudes alimentaires, religiosité, statut marital, orientation sexuelle, rapport au corps, etc.). Je leur demande aussi d’expliquer quelle place occupe chacune de ces dimensions dans l’expression de qui elles sont actuellement. Elles peuvent ainsi choisir le niveau d’intimité de ce qu’elles souhaitent partager, ou pas. C’est fondamental pour nous, en anthropologie, de garantir à nos groupes un contexte sécuritaire pour les exercices réflexifs qui s’accompagnent parfois d’une introspection pouvant être inconfortable.

Je leur demande aussi de parler de la place que prend leur identité de futur policier ou future policière dans leur vie actuelle. Les personnes étudiantes doivent expliquer pourquoi elles ont choisi cette vocation tout en faisant des liens entre leurs motivations, leurs valeurs et les dimensions choisies de leur identité.

Demeurer lucide et réaliste

Actuellement, au Collège Ahuntsic, en Techniques policières, la population étudiante compte un peu plus d’hommes que de femmes, avec une certaine représentation des personnes s’affichant comme membre de la communauté 2ELGBTQIA+.

À l’exception de leur (très nouveau) cours d’anthropologie et de leur cours de sociologie et de certains cours de criminologie, les futurs policiers et futures policières sont rarement en contact avec des contenus qui abordent en profondeur les peuples autochtones ou les communautés afrodescendantes et maghrébines avec lesquels ils et elles auront pourtant à interagir dans le cadre de leurs fonctions. (Cela tend heureusement à changer avec les actualisations des cours et du programme.) Ces 3 communautés sont les plus ciblées par le profilage racial à Montréal [PDF]. Pour modifier de façon profonde et durable ces pratiques, il faut changer le regard parfois très réducteur que l‘on porte sur ces personnes. À mon avis, cette vision limitée est d’abord liée à l’ignorance et à la méconnaissance. Elle n’est pas spécifique aux services de police J’ai néanmoins été étonnée de la voir si fortement ancrée chez de jeunes cégepiens et cégepiennes. Je m’attendais, avec une certaine naïveté peut-être, à ce que de jeunes personnes soient un peu plus progressistes.

Plusieurs personnes étudiantes proviennent de familles où l’on compte des policiers et des policières (par exemple des parents, des oncles, tantes, cousins et cousines). Elles sont parfois (pas toutes) exposées à des histoires susceptibles de nourrir certains préjugés. En seulement 45 heures, penser que j’arriverai à déconstruire certaines de leurs certitudes ou certains de leurs biais inconscients est un peu utopique. Ce n’est pas facile de trouver le bon chemin pour y arriver et je dois constamment rester en mouvement, pédagogiquement parlant. La discussion doit demeurer franche, ouverte, saine et exempte de biais de mon côté également.

Dès le départ, j’ai fait le deuil d’aspirer à changer complètement les mentalités. Mon objectif est plus réaliste et lucide: je souhaite que le cours provoque des prises de conscience honnêtes. S’il arrive à installer un simple doute dans l’esprit des élèves, par rapport à certaines certitudes touchant certains groupes, j’en serai satisfaite. En fait, j’en serai d’autant plus satisfaite que le cours vise également à leur faire apprendre des choses sur eux-mêmes et elles-mêmes dans leur relation à des personnes et communautés différentes de la leur.

Bâtir une relation de confiance avec les personnes étudiantes

Dans le cadre de cette évaluation, les personnes étudiantes doivent nommer leur posture sur des sujets qui peuvent être délicats. Par exemple, lorsqu’elles sont invitées à nommer leurs biais, lors de la 2e remise, elles pourraient craindre que ça les fasse «mal paraître» à mes yeux. Je sais aussi pertinemment que certaines personnes étudiantes écrivent ou partagent ce qu’elles pensent que je veux entendre. C’est inévitable, peu importe le programme d’étude. Je ferais peut-être aussi la même chose à leur place.

Pour que la démarche fonctionne, je dois créer un espace de confiance très rapidement en début de session. Ce n’est pas toujours évident, certaines personnes étudiantes étant d’emblée plus ou moins contentes de suivre un cours considéré comme moins concret, voire moins utile à leur formation policière.

Pour instaurer cette confiance, l’une des stratégies que je mets en place est celle de leur nommer mes propres biais en amont de la 1re remise. Le but est de me positionner de façon à ce que ce soit, d’une certaine façon, «donnant-donnant». Tout en conservant mon autorité en classe, je tente de mettre en pratique ce que j’enseigne dans une posture autoréflexive. Je critique ma propre discipline, imparfaite, et la colonialité de ce que je fais. J’établis ainsi, je pense, une relation plus sécurisante avec ma classe. Cette mutualité les rend plus susceptibles de se positionner franchement et avec authenticité dans leur carnet et ce, dès la 3e semaine de cours.

J’ai évidemment moi-même des biais, comme tout le monde. Affirmer le contraire ne serait pas honnête. Qui plus est, certains de ses biais concernent parfois les policiers et les policières. Je peine parfois à rester neutre devant des iniquités qui heurtent mes valeurs (dans des cas de profilage ou de violence policière, par exemple). J’en parle ouvertement pendant la session,en lien avec la matière. Les personnes étudiantes de Techniques policières sont d’ailleurs elles aussi la cible de préjugés importants et nous en parlons. J’ai été touchée, la session dernière, quand une étudiante m’a dit: «Techniques policières, c’est le seul programme dans lequel tu sais en commençant que tu vas te faire détester.» Je réfléchis avec les personnes étudiantes à ce qui peut expliquer les biais les plus fréquents envers les policiers et policières et aux façons d’agir pour déconstruire ces biais dans la population.

J’avoue qu’avant la 1re remise du carnet, j’ai toujours un peu peur de ce que je vais lire ou entendre. Ça se passe finalement plutôt bien. J’arrive à demeurer objective et à me concentrer sur la façon dont est présenté le contenu, que je sois en accord ou pas avec ce qui est dit. En évaluant les carnets avec la grille et en m’appuyant sur des critères liés au développement des idées, à la précision, à la structure et à la synthèse, ce ne sont pas les biais des personnes que j’évalue. C’est l’analyse qu’elles en font ainsi que la façon dont elles réutilisent les notions théoriques vues en classe.

Une rétroaction vocale pour créer une relation

Quand je corrige les travaux, je remplis évidemment la grille de correction, plus quantitative. Mais surtout, j’enregistre une rétroaction audio pour chaque personne étudiante. Pendant 4 à 6 minutes, je lui nomme verbalement les points forts de son travail, je soulève les éléments à améliorer pour les prochaines remises, je pose des questions et je corrige des inexactitudes théoriques au besoin. J’ai remarqué que cela avait un grand impact sur ma classe. Dès le cours qui suit ma remise des rétroactions audios, je remarque que la dynamique de classe change. C’est comme si nous développions ensemble, grâce à ce dialogue asynchrone, une relation privilégiée ensemble dans un espace (OneDrive) pourtant un peu froid. C’est comme si chaque personne étudiante était venue s’asseoir avec moi dans mon bureau et que nous avions échangé sur certains sujets parfois difficiles où à «potentiel de dérapage élevé». Le carnet devient un espace de discussion où l’on peut dire (ou écrire) des choses qu’on n’oserait pas exprimer en groupe.

Se reconnaître dans celui ou celle qui n’est pas soi

Pour chacun des 3 travaux, ma 1re question est toujours la suivante: «Quelle capsule t’as le plus interpelé ou interpelée et pourquoi?» Parfois, les personnes étudiantes répondent en nommant quelque chose avec quoi elles sont en désaccord, quelque chose qui les heurte. Mais, souvent, et c’est ce que je préfère, elles identifient un élément d’un témoignage dans lequel elles se reconnaissent. Même si la personne écoutée est très différente sur le plan ethnoculturel, la façon dont elle parle de sa famille ou de l’expérience d’exclusion qu’elle a vécue, par exemple, peut amener la personne étudiante à créer un lien plus facilement avec elle.

La 2e remise du carnet autoethnographique

Dans les 2 autres remises du carnet, nous allons un peu plus loin dans l’approche réflexive. Je demande notamment aux personnes étudiantes de se positionner sur la façon dont leurs propres identités et valeurs risquent d’influencer leurs interventions sur le terrain.

Dans le 2e travail, plus précisément, elles doivent se positionner par rapport à 2 communautés spécifiques: les personnes noires et afrodescendantes et les personnes autochtones. Dans ce cours, nous portons une attention particulière aux racines historiques et sociales des iniquités au Québec en lien avec ces populations. Nous nous intéressons à la façon dont s’est construite la relation avec elles et aux inégalités dont ces groupes sont victimes et qui nuisent à leurs rapports avec la police.

Les personnes étudiantes écoutent les témoignages de 2 personnes noires et de 2 personnes autochtones qu’on retrouve sur le portail.

Je leur propose ensuite d’identifier les sentiments qui caractérisent le mieux leur rapport personnel aux Premiers Peuples (honte, culpabilité, indifférence, admiration, colère,etc.) et de faire des liens avec des valeurs qu’elles ont précédemment nommées. Puis, elles refont l’exercice, cette fois en lien avec les populations noires et afrodescendantes. Les résultats sont parfois très différents dans le rapport à chacun des deux groupes marginalisés.

Le tout premier sentiment qui me vient en pensant aux Premiers Peuples est vraiment la honte. En raison de toutes les atrocités qu’ont subies ces gens, autant les enfants dans les pensionnats que les femmes dans le dossier des femmes disparues et assassinées. Comme une de mes valeurs profondes est la justice sociale, ces horreurs et cette façon de traiter nos semblables fait rouvrir chez moi toute la question de la valeur humaine. Pourquoi ma vie vaudrait plus que celle d’une autre femme ou d’un autre enfant? Le traitement judiciaire et la rigueur qu’on y met devraient être égaux pour tous les humains sur cette Terre. Comment peut-on accorder si peu de valeur à la vie humaine? L’entraide et le respect sont, pour moi, des valeurs qui n’ont pas de couleur, pas d’origine et que l’on doit promouvoir dans notre société.

— Extrait du travail d’une personne étudiante

Le but de l’exercice est de permettre de prendre conscience de ses biais. Les personnes étudiantes doivent choisir un biais (qu’elles ont ou ont déjà eu) sur un groupe ethnoculturel le plus précisément nommé et expliquer comment cette idée reçue s’est construite. Elles doivent faire des liens avec leurs expériences personnelles, avec l’éducation familiale et scolaire qu’elles ont reçue ou avec leur entourage actuel ou passé. Les sources de leurs biais sont ainsi identifiées, contextualisées et analysées.

J’observe que dans certains cas, les biais et préjugés sont basés sur des expériences personnelles. Mais dans la plupart des cas, ils tirent leur source de l’entourage ou de l’éducation familiale. Déjà, si les personnes étudiantes prennent conscience de cela, ce sera un pas de plus pour alimenter leur réflexion. Le seul fait de coucher ses biais et ses préjugés sur papier (ou d’en parler dans un enregistrement audio ou vidéo) permet déjà de les faire passer de l’inconscient au conscient. Pour plusieurs d’entre elles, c’est la 1re fois qu’elles sont plus formellement amenées à réfléchir à cela de manière guidée et structurée.

Plusieurs s’avouent gênées de leurs préjugés et nomment qu’elles préféreraient ne pas avoir de biais du tout. Je leur réponds que c’est normal (et impossible), que nous avons tous et toutes des biais, mais que l’important, c’est d’en être conscients et conscientes. C’est essentiel au travail de déconstruction et de transformation des pratiques, surtout dans une profession comme la leur. C’est là toute la force de l’approche ethnographique. Et c’est peut-être la clé pour, je l’espère, ouvrir une porte dans l’esprit de certains et certaines et les amener à se demander: «Et si telle ou telle certitude que j’ai était fausse, en réalité?»

La 3e partie du carnet

Pour le dernier travail à déposer dans le dossier nuagique, les personnes étudiantes doivent réfléchir à la façon dont elles peuvent se positionner en tant qu’alliées, sans reproduire des façons de faire qui imposent des solutions unilatérales ou des recettes «toutes faites».

Les policiers et policières sont formés et formées pour faire respecter des lois qui, selon plusieurs observateurs, excluent d’emblée certains groupes. Le rapport de chaque personne étudiante à ce problème est très différent: tantôt confrontant, tantôt nuancé. Comment conjuguer cet écart avec ses valeurs personnelles? Quels usages pourra-t-elle faire de son pouvoir discrétionnaire?

Pour cette dernière partie du carnet, les personnes étudiantes reviennent sur leurs valeurs initiales et les dimensions identitaires explorées, puis expriment ce qui, dans tout cela, est susceptible de faire d’elles de meilleurs policiers et de meilleures policières. C’est beau à lire, touchant, réfléchi, profond et encourageant. Je me sens toujours très fière de leur cheminement en fin de session, y compris chez des jeunes plus campés et campées dans des positions qui diffèrent des miennes. Au moins, nous avons conversé et ouvert des pistes de réflexions sur des enjeux qui sont, pour moi, centraux, surtout pour de futurs gardiens et futures gardiennes de la paix.

Selon moi, les mesures de discrimination positive sont une très bonne chose. Il s’agit d’une technique qui laisse place à plusieurs [diversités] autant culturelles, ethniques, de genres, etc. Lorsque j’ai fait mon entrée en Techniques policières, plusieurs de mes collègues de classe mentionnaient à quel point ils trouvaient que cette façon de faire était discriminatoire pour eux et que ce n’était pas juste. J’étais très surpris d’entendre de tels propos et même triste de voir combien de personnes étaient du même avis. Pour moi, il s’agit de donner une chance à des personnes qui ne partent pas de la même place que la majorité. Leur laisser une chance de pouvoir atteindre un but qui pouvait leur sembler impossible puisqu’ils devaient travailler encore plus fort pour y arriver. Devoir mettre des bouchées doubles puisque la vie ne met pas tout le monde sur le même pied d’égalité au commencement de notre vie. De plus, pour moi, dire que la discrimination positive n’est pas juste est signe de privilège. Seulement les personnes privilégiées peuvent penser de cette façon. Je suis très reconnaissante que cette technique soit encore d’actualité aujourd’hui puisque je ne serais pas en train d’écrire ces lignes pour un travail de Techniques policières si elle n’était plus utilisée. En effet, l’arrivée des femmes dans la police est le résultat de la discrimination positive. Je crois donc qu’elle est essentielle et que nous devons la laisser en place pour avoir de plus en plus de diversité dans tous les domaines.

— Extrait du travail d’une personne étudiante

Consignes pour la 3e partie du carnet

Grille d’évaluation de la 3e partie du carnet

Une prudence initiale face à l’anthropologie et à l’approche ethnographique

De façon générale, plusieurs se méfient en début de session quand je leur présente le carnet autoethnographique. Certaines personnes étudiantes ne comprennent pas toujours ce dont il s’agit, comment ça sera évalué ou l’utilité de ce genre d’exercice. Je pense que c’est parce que ce cours est un peu différent des autres cours de leur technique. C’est le cas, je pense, pour plusieurs disciplines contributives comme psychologie ou sociologie. Les apprentissages que nous faisons relèvent davantage de compétences souples que de compétences techniques comme les codes radio ou le code de la route. Ce genre de compétences est de plus en plus recherché par les corps de police, futurs employeurs. Elles sont donc essentielles au programme. Comme population, nous apprécions les policiers et policières capables d’entrer en relation de façon non biaisée, avec une facilité à se positionner respectueusement dans des situations délicates impliquant des personnes issues de groupes marginalisés.

La motivation des personnes étudiantes à s’inscrire dans ce programme a assurément un impact sur leur attitude dans le cours d’anthropologie. Les raisons pour lesquelles elles sont inscrites en Techniques policières sont très variées: volonté d’être dans l’action, recherche d’une profession peu routinière, conduite de véhicule d’urgence, idéal de justice sociale, attirance pour l’enquête, rêve d’enfant, envie de faire une différence et de «changer l’image de la police»… Sans surprise, de façon générale, les personnes étudiantes dont les motivations sont liées à la relation humaine dans le travail policier s’investissent plus spontanément dans l’exercice réflexif qu’est le carnet ethnographique.

Les retombées du carnet

Évidemment, le carnet autoethnographique ne fait pas l’unanimité chez les personnes étudiantes. Certains et certaines ne comprennent pas sa  pertinence. Mais, pour moi, son utilité ne fait aucun doute. En effet, je remarque que le niveau de maturité des réflexions progresse de façon significative au cours de la session (pas pour tout le monde, mais pour un grand nombre). À la fin de chaque session, plusieurs personnes étudiantes me témoignent que le cours change de façon importante leur perspective sur certains sujets. J’aimerais un jour documenter de façon plus concrète l’impact de ce genre d’évaluation, dans le cadre d’une recherche par exemple.

Le carnet semble aider les personnes étudiantes à mieux comprendre l’approche décoloniale qui structure le cours. Compléter le carnet leur permet de vivre un processus de réflexion et de déconstruction de la pensée qui rend la décolonisation plus concrète, surtout avec l’aide des capsules du portail. Elles se positionnent sur la façon dont elles vont intervenir en tant que futurs policiers et futures policières. Savoir qui l’on est, comment on pense et pourquoi l’on pense ainsi peut aider à transformer la communication et les pratiques dans un contexte relationnel avec des groupes qu’on peut percevoir comme très différents du nôtre. Être conscients et conscientes de ses biais fait une grande différence, car ce sont les 1res secondes ou minutes d’une interpellation qui donnent le ton et déterminent la suite.

En fait, je pense que le carnet soutient l’apprentissage d’un grand nombre de concepts théoriques vus dans le cours. C’est plus facile pour la personne étudiante de comprendre, par exemple, ce qu’est l’humilité culturelle quand je lui fais remarquer, par le biais des rétroactions vocales, qu’elle a elle-même adopté une posture d’humilité culturelle dans une réponse à une question dans son carnet. Je pourrais nommer bon nombre d’exemples qui vont dans le même sens.

Dans l’ensemble, je dirais que les personnes étudiantes trouvent plutôt agréable de compléter le carnet. Plusieurs m’ont confié que c’était comme si c’était un moment qu’elles prenaient pour elles-mêmes, pour se déposer, pour se regarder dans le miroir. C’est quelque chose qu’elles n’ont pas souvent le temps ou l’occasion de faire, leurs agendas étant remplis à craquer. La plupart dépassent le nombre de mots (ou de minutes d’enregistrement) requis. Après tout, quand on leur en donne la possibilité, la plupart des personnes aiment bien parler d’elles-mêmes! Mais dans le carnet autoethnographique, elles le font dans un cadre structuré qui appuie efficacement la réflexion.

Le carnet autoethnographique est une 1re étape dans la déconstruction des préjugés: l’étape de la prise de conscience. C’est le plus complexe, la plus longue et la plus confrontante. Comme je le mentionnais, je n’ai pas l’ambition de changer les mentalités. Mais, si le carnet permet aux personnes étudiantes d’arriver au seuil de la porte qui mène à un changement de perspectives, ça me satisfait largement!

Références

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À propos de l'auteur

Julie Gauthier

Julie Gauthier enseigne l’anthropologie dans le réseau collégial depuis 30 ans dans les programmes Sciences humaines et Techniques policières. Elle est également géographe. Depuis une vingtaine d’années, elle s’investit dans des projets de rapprochement avec les Premiers Peuples, notamment dans le cadre du séjour décolonial Rencontres autochtones destiné aux personnes étudiantes et coconstruit avec des membres de la communauté atikamekw d’Opitciwan. Ce programme propose une rencontre expérientielle directe et immersive en territoire traditionnel.

Parmi ses engagements, elle a initié et coordonne annuellement le Rassemblement pédagogique sur l’autochtonisation de l’éducation qui réunit des collèges et des universités et met en lumière les voix et perspectives des Premiers Peuples. Il contribue ainsi à définir les voies à emprunter ensemble pour le déploiement d’actions transformatrices en éducation. Depuis 2023, elle travaille avec son équipe de la direction Justice, équité, diversité et inclusion à développer le Centre Nidetin, dédié à la cocréation de savoirs et à l’accompagnement de milieux éducatifs.

En tant qu’anthropologue et pédagogue, l’enseignement demeure au cœur de ses priorités. En classe, avec ses étudiantes et ses étudiants, elle se consacre à l’exploration de la dimension pratique des approches décoloniales, s’intéressant notamment à leurs manifestations concrètes, à leurs impacts transformateurs et aux résistances qu’elles suscitent parfois.

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Manon Richard
Manon Richard
25 février 2025 9h32

C’est un projet qui a tellement de sens et très certainement un impact positif chez les étudiants.es.
BRAVO et merci!