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22 août 2024

Interactions entre l’apprentissage, l’analytique et l’intelligence artificielle en éducation: conférence principale du colloque 2024 de SALTISE

En juin 2024, j’ai assisté en ligne à la conférence principale du colloque de SALTISE [en anglais]. Cette conférence en anglais de Mutlu Cukurova, professeur en apprentissage et en intelligence artificielle (IA) au University College de Londres, était intitulée Interplay of Learning, Analytics, and Artificial Intelligence in Education (Interactions entre l’apprentissage, l’analytique et l’intelligence artificielle en éducation). (Le conférencier a publié un article du même nom [en anglais] quelques mois plus tôt.)

Je vous présente ici quelques-unes des idées énoncées lors de cette conférence.

Utiliser l’IA pour produire du matériel pédagogique?

Le laboratoire de Mutlu Cukurova a comparé le potentiel de vidéos éducatives générées par l’IA à partir d’un script rédigé par des humains à celui de vidéos similaires enregistrées par de vrais enseignants et enseignantes.

Images de la vidéo générée par l’IA (à gauche) et de celle enregistrée avec un vrai être humain (à droite). (Source [PDF, en anglais])

L’équipe n’a trouvé aucune différence par rapport aux gains d’apprentissage ou à l’expérience des apprenantes et apprenants [en anglais].

Cela fait réfléchir au potentiel de vidéos générées par l’IA pour l’enseignement hybride, par exemple!

Cependant, Mutlu Cukurova a nuancé son propos en citant des recherches montrant que les gens faisaient moins confiance aux contenus qu’on leur présentait comme venant de l’IA qu’à ceux qu’on leur présentait comme venant de recherches scientifiques [en anglais].

Il semble clair que, dans les perceptions, une distinction persiste entre utiliser l’IA pour médiatiser un contenu et utiliser l’IA pour générer des idées. Cela dit, pendant sa conférence, Multu Cukorova a présenté plusieurs exemples de situations où l’interaction avec un robot conversationnel (et non la simple lecture d’un texte) semble présenter un potentiel pédagogique intéressant. (Il a entre autres présenté un extrait de cette vidéo [en anglais] montrant une IA qui guide un élève dans la résolution d’un problème de mathématique.)

L’IA comme tutrice et aide à l’apprentissage

D’après le conférencier, la recherche indique pour le moment que, comme tutrice, l’IA fait un meilleur travail qu’un humain qui n’a pas été formé pour faire du tutorat dans le domaine d’enseignement ciblé, mais performe moins bien qu’un humain expert.

Quand on songe à l’IA comme tutrice, on peut craindre que les apprenants et apprenantes se concentrent sur la recherche de connaissances déclaratives plutôt que sur les savoir-être et les interactions avec leurs pairs. Toutefois, Mutlu Cukurova a donné l’exemple d’une école primaire américaine dans laquelle les élèves passent 2 heures chaque jour à interagir individuellement avec l’IA. Puis, le reste de la journée est passée à interagir avec des adultes et en groupe pour développer des compétences transversales et des habiletés méthodologiques. Un jeune élève interrogé dans le reportage télé [en anglais] dont Mutlu Cukurova a présenté un extrait pendant sa conférence vantait la qualité des rétroactions que l’IA lui fournissait. La cofondatrice de l’école met de l’avant le potentiel de différenciation pédagogique qu’offre cette approche.

Par ailleurs, pendant la conférence, Mutlu Cukurova a mentionné l’outil Khanmigo [en anglais] (développé par Khan Academy), en soulignant qu’il n’était pas disponible au Canada. Je me suis renseignée sur cet outil que je ne connaissais pas (en me disant qu’il arriverait sans doute un jour au Canada). Difficile de juger sans l’avoir essayé, mais je suis convaincue qu’il suscitera la curiosité des élèves [en anglais] et celle des enseignants et enseignantes [en anglais] (d’autant plus que la version qui leur est destinée est actuellement gratuite).

Dans un autre ordre d’idée, Mutlu Cukurova a expliqué que son laboratoire a utilisé l’IA pour évaluer l’engagement des élèves pour des contenus pédagogiques en ligne. Cela a été fait entre autres en mesurant leur fréquence cardiaque, la pression sur leur siège (pour savoir si la personne se penche en avant sur son siège ou s’y affaisse) et leur expression faciale. Le système permet d’offrir des suggestions à l’élève:

  • prendre des pauses
  • ajuster le rythme du contenu
  • etc.

Une autre façon (audacieuse?) d’utiliser l’IA pour soutenir l’apprentissage!

Ne pas révolutionner l’apprentissage, mais valoriser les expériences

D’après Mutlu Cukurova, l’IA ne va pas révolutionner l’enseignement toute seule. Le chercheur invite tout de même les praticiens et praticiennes (et les chercheurs et chercheuses) à orienter le changement dans la bonne direction, à partir d’une perspective humaine.

En fait, selon le chercheur, ce ne sont pas tous les aspects de l’enseignement et de l’apprentissage qui peuvent être modélisés par l’IA. Il postule que certains aspects de l’apprentissage viennent du fait de vivre des expériences d’apprentissage, lentement.

Mutlu Cukurova a expliqué que son laboratoire disposait d’outils pour analyser les expériences d’apprentissage d’élèves qui travaillent en équipe pour résoudre un problème [en anglais], comme le temps de parole, les expressions faciales, la direction du regard, etc. Mais plutôt que de créer un modèle d’IA qui utiliserait ces données pour faire des suggestions aux apprenants et aux apprenantes pour optimiser leur apprentissage, les données sont partagées aux personnes apprenantes simplement pour valoriser l’expérience d’apprentissage qu’elles viennent de vivre en la «rendant visible». D’après Mutlu Cukurova, les sujets apprécient cela [en anglais], car ça les aide à prendre conscience de leur propre expérience, mais aussi de celles de leurs pairs.

Encore et toujours l’idée de valoriser le processus plutôt que le produit

Il n’y a aucun intérêt à ce que les élèves utilisent une IA pour produire des travaux qu’un enseignant ou une enseignante ferait corriger par une autre IA. On se retrouverait avec des établissements d’enseignement dystopiques dans lesquels personne n’apprendrait réellement et personne n’enseignerait réellement. En d’autres termes, l’IA ne doit pas servir à automatiser de mauvaises pratiques en enseignement et en apprentissage.

Pour Mutlu Cukurova, en enseignement et en apprentissage, l’intérêt d’utiliser l’IA réside généralement dans l’interaction avec l’IA (qui peut agir comme tutrice, par exemple). Le produit lui-même est moins important. Ainsi, le gain de productivité attendu grâce à l’IA ne réside pas dans ce qui est produit, mais dans le processus d’interaction qui y a mené.

Le conférencier a expliqué que, quand on demande un travail long ou une dissertation aux élèves, on ne doit pas s’attendre à ce que leur production révolutionne la connaissance et mérite d’être publiée dans un journal scientifique. On veut que le processus d’écriture leur ait permis d’apprendre à rechercher de l’information, à l’analyser, à la synthétiser, etc. C’est donc le processus qu’on veut évaluer et non le produit.

Mutlu Cukurova a réalisé un projet de recherche dans le cadre duquel ses élèves devaient produire une dissertation (essay) sur Google Docs. Il leur a demandé d’avoir accès à l’historique de leur fichier, pour pouvoir analyser leur processus de rédaction (temps total passé activement à la rédaction, délai entre le début de la rédaction et la fin, types de modifications faites sur le fichier, etc.) Les résultats ont montré que d’offrir des rétroactions aux élèves en se basant sur l’analytique de ces données n’avait pas tellement d’impact sur les élèves qui performaient déjà bien, mais aidait significativement les élèves plus faibles, avec moins d’habiletés pour la métacognition.

Cela m’a rappelé les pratiques de Jules Massé, alors enseignant de philosophie, en 2015, bien avant la démocratisation de l’IA. Jules Massé n’analysait pas les méthodes de travail de ses élèves «après coup», mais les orientait plutôt en découpant le travail à faire en plusieurs étapes. L’objectif principal de Jules Massé était de prévenir le plagiat, mais ses pratiques avaient assurément comme effet «collatéral» de familiariser les élèves avec des méthodes de travail efficaces. Comme quoi, même si les outils se renouvellent, les bonnes pratiques pédagogiques ne vieillissent pas!

De nouvelles compétences à développer et des choix à faire

Pour utiliser l’IA correctement, les enseignants et enseignantes doivent posséder les compétences nécessaires. Selon Mutlu Cukurova, ces compétences ne sont pas les mêmes que celles associées à l’utilisation de technologies informatiques «traditionnelles». De même, le chercheur souligne qu’enseigner aux élèves à utiliser l’IA ne passe pas uniquement par le fait de leur faire utiliser l’IA: il y a d’autres compétences à développer en amont.

Comme l’a dit Mutlu Cukurova, il faut que l’utilisation de l’IA rende les gens plus compétents, plutôt que de les rendre dépendants de l’IA. Si nous prenons l’habitude de déléguer toutes nos tâches à l’IA, nous perdrons notre compétence à les effectuer. Il est donc essentiel de faire des choix judicieux dans les tâches que nous confions à l’IA.

Pendant la période de questions à la fin de sa conférence, Mutlu Cukurova a expliqué que les entreprises qui développent les outils d’IA ont comme objectif commercial de faire en sorte que le nombre d’utilisateurs et d’utilisatrices augmente continuellement et que ces personnes passent le plus de temps possible à utiliser leurs plateformes. Cela n’est pas cohérent avec nos objectifs en tant qu’éducateurs et éducatrices, et Mutlu Cukurova a encouragé les personnes présentes à résister («push back»).

Et vous, comment vous positionnez-vous par rapport à l’utilisation de l’IA en enseignement et en apprentissage?

À propos de l'auteure

Catherine Rhéaume

Catherine Rhéaume est éditrice et rédactrice pour Éductive (auparavant Profweb) depuis 2013. Elle est enseignante de physique au Cégep Limoilou. Elle est également auteure de différents cahiers d’apprentissage pour la physique et pour la science et la technologie au secondaire. Son travail pour Éductive l’amène tout naturellement à s’intéresser à la pédagogie numérique et à l’innovation pédagogique.

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