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6 février 2015

Apprentissages en contextes informels : quelques leçons des badges numériques

Ce texte a initialement été publié par la Vitrine technologie-éducation sous licence CC BY-NC-SA 3.0, avant la création d’Éductive.

[Texte à paraître dans le numéro 87 du bulletin Clic].

D’octobre à décembre 2014, la Vitrine technologie-éducation (VTÉ) a aiguillonné deux laboratoires sur les badges numériques. Dans un autre article de ce même numéro du bulletin Clic, disponible ici, Christophe Reverd décrit le laboratoire qu’il a animé (en français) au sujet des badges numériques en contextes formels. Le présent article porte sur le second laboratoire, animé (en anglais) par Alexandre Enkerli, et qui portait sur les apports des badges numériques aux contextes plus informels. Les liens entre établissements d’enseignement et milieux plus larges ont occupé une grande part du travail effectué dans le cadre de ce laboratoire.

Les textes et enregistrements associés à ce laboratoire sont offerts sur le site de la VTÉ. Outre les captations vidéo de rencontres en ligne, des documents descriptifs, un document collaboratif et des synthèses d’étapes peuvent servir à toute personne désirant approfondir sa compréhension du phénomène des badges. Toutefois, puisque ce laboratoire s’est d’abord adressé à un auditoire anglophone, le présent article tente de transmettre à un lectorat francophone certaines des conclusions les plus perspicaces du travail effectué en anglais.

Connaître et reconnaître

Dans le numéro précédent du bulletin Clic, Isabelle Delisle a partagé des aspects de l’expertise acquise par l’équipe de Cégep à distance au sujet des badges. La définition que Delisle donnait alors du badge mérite d’être citée :

« Un badge est un dispositif numérique de reconnaissance de connaissances, de compétences ou de réalisations. Il est composé d’une image et d’une série de métadonnées servant à identifier l’émetteur du badge, son récipiendaire et les conditions d’obtention. Les badges sont conçus de façon à constituer une forme de portfolio dont le sac à badges de Mozilla, un pionnier et un chef de file en la matière, permet la collecte. Ils peuvent aussi être partagés via les réseaux sociaux comme LinkedIn, Facebook ou Twitter. »

Les badges valorisent donc l’apprentissage selon un processus assez unique, qui combine certains des avantages des autres méthodes de reconnaissance des acquis (notes, diplômes, lettres de recommandation…). Comme une note ou un diplôme, un badge permet d’indiquer la valeur portée par les uns aux apprentissages des autres. Alors qu’une note fond (par sa nature même) un phénomène complexe en une mesure linéaire, les badges peuvent dresser un portrait très élaboré du processus d’apprentissage.

Approches variées

La diversité des perspectives des parties prenantes caractérise favorablement le laboratoire de la VTÉ sur les badges en apprentissage informel. Outre des participants provenant de plusieurs collèges anglophones, ce laboratoire a regroupé des experts d’horizons multiples, travaillant ensemble à la construction, au cœur du milieu collégial québécois, d’une expertise unique sur les badges. D’une consultante en éducation bénéficiant d’une expérience africaine à une ancienne directrice d’école devenue responsable des programmes d’enseignement de sa commission scolaire en passant par un spécialiste en innovation sociale et des chercheurs universitaires en évaluation de l’apprentissage, les personnes impliquées ont su démontrer par leur présence même l’ampleur du terrain que couvrent les badges.

Par exemple, un professeur de français au collège Vanier a pu décrire l’impact des badges dans des jeux sérieux qu’il développe en parallèle avec son enseignement alors que la responsable de projets de badges pour des cours à l’Université de Colombie-Britannique partageait quelques données sur les répercussions qu’un de ses projets a eu sur la participation des étudiants. Les secteurs privés et publics étaient pour leurs parts représentés par des expériences concrètes qui marquent l’importance de la collaboration à travers un vaste écosystème.

La multitude de cas concrets cités au cours du laboratoire donne une idée de l’étendue du phénomène. Le fait qu’un badge puisse être octroyé tant par le programme de Reconnaissance des acquis et des compétences (RAC) du Collège Champlain que par Ressources naturelles Canada ou même Adobe montre bien que les badges sont en mesure d’ouvrir toutes grandes les portes de l’apprentissage.

Tendances convergentes

Dans son rapport d’étude Perspectives sur l’utilisation des TI en éducation au Québec, publié l’été dernier, le Groupe de travail québécois sur les normes et standards pour l’apprentissage, l’éducation et la formation (GTN-Québec) énumérait plusieurs tendances liées aux implications pédagogiques des technologies. Plusieurs d’entre elles se combinent pour fournir un terreau fertile aux badges. De ce nombre, citons la gestion de l’identité, la reconnaissance des acquis, les écosystèmes d’apprentissage personnalisés et l’éducation ouverte. Ensemble, ces éléments dépeignent le domaine de l’éducation au Québec d’une façon bien particulière. Les apprenants sont placés au centre d’une démarche d’acquisition de connaissances, de compétences et d’autres outils. Les badges permettent de jalonner une telle démarche.

Portfolio numérique

Comme le décrivait le GTN-Québec :

« Le portfolio numérique constitue un dossier évolutif qui rassemble des documents numériques détaillant le parcours, l’expérience et les compétences de l’apprenant. »

Un portfolio représente donc un portrait très large d’une démarche individuelle d’apprentissage. Comme un diplôme affiché sur un mur, il permet de mettre en valeur un ensemble de réalisations significatives. Un trophée aurait sans doute le même effet. Là où le portfolio dépasse le trophée ou le diplôme, c’est en donnant accès aux résultats concrets de la démarche ainsi célébrée, de dévoiler le « contenu » du travail individuel. De même qu’une informaticienne peut obtenir des offres d’emplois grâce au code source qu’elle expose publiquement, une apprenante peut collaborer avec diverses personnes en rendant publiques certaines parties de son portfolio.

Ces dernières années, le portfolio numérique a stimulé l’imagination de nombreuses personnes, au Québec comme ailleurs. Comme c’est souvent le cas avec des innovations importantes, certaines initiatives ont permis d’expérimenter avec quelques plateformes (Mahara, par exemple, ainsi que sa version cégépienne Sherpa). D’aucuns sont en droit de se demander si l’engouement pour le portfolio numérique a donné lieu à une véritable appropriation dans le milieu collégial québécois. Le plein potentiel du portfolio numérique peut-il être réalisé?

En amont des laboratoires de la VTÉ, quelques-uns de leurs membres ont participé à ePIC 2014, la douzième conférence internationale sur le portfolio numérique et l’identité. D’ailleurs, un expert en technologies d’apprentissage expliquait dans notre laboratoire son intérêt pour les badges à travers ses travaux sur le portfolio numérique. À ce titre, cet expert décrivait de façon imagée le badge comme une « drogue d’entrée » vers le portfolio numérique. Fait intéressant, l’édition 2015 de cette même conférence donne du poids au concept de badge ouvert en l’inscrivant dans son nom.

Dans de telles circonstances, il n’est pas surprenant que le travail sur les badges soit effectué en continuité avec des projets de portfolio. Pour certains, le badge est une composante essentielle d’un nouveau type de portfolio alors que pour d’autres, une collection de badges peut remplir un grand nombre des fonctions attribuées au portfolio numérique.

Acquisition de compétences et microapprentissages

Chaque badge permet de souligner une réalisation déterminée. Bien que ces réalisations puissent être de nombreux types, une notion large de « compétence » est largement utilisée pour désigner les acquis dont la reconnaissance fait l’objet de badges. Après tout, comme l’indiquait Raymond-Robert Tremblay dans les pages de Pédagogie collégiale en 2008, la notion de compétence est bel et bien compatible avec un modèle d’enseignement qui privilégie la connaissance. En d’autres termes, la « compétence » peut avoir autant de pertinence pour l’enseignement général que pour la formation pratique.

Bien qu’elle fasse parfois l’objet d’une certaine controverse, l’approche par compétences adoptée dans l’ensemble du milieu collégial s’arrime à merveille aux badges utilisés comme « microcertificats ». Lorsqu’une formation collégiale est conçue comme l’acquisition d’un grand nombre de compétences, chacune de ces compétences peut être certifiée par l’institution d’enseignement à l’aide d’un badge. Dans un tel contexte, le diplôme ou l’attestation peut représenter une collection de « microcertificats ».

L’apprentissage personnalisé évoque une démarche modulaire au sein de laquelle de nombreuses étapes sont marquées. Un concept de « dissociation » (unbundling) a d’ailleurs été évoqué au cours du laboratoire pour désigner une formule d’apprentissage « à la carte », qui permet aux apprenants de créer leurs propres programmes éducationnels à partir d’une offre variée. Si un tel modèle peut sembler entrer en conflit direct avec celui du cursus unifié, il est intéressant de noter que la diversité de l’offre ne fait qu’augmenter au gré de l’élaboration de nouvelles modalités pédagogiques. Comme le notait Isabelle Delisle au sujet du premier cours en ligne ouvert et massif (CLOM) « Un corps en équilibre, c’est vital! », « l’atteinte d’un objectif personnel d’apprentissage n’impli­que pas nécessairement de compléter tout le cours ».

Diplômanie

En sociologie de l’éducation, la tendance à exiger des diplômes de plus en plus avancés a fait l’objet de bien des travaux, du moins en anglais. Sous le vocable credentialism se cachent des critiques acerbes de nombreux ordres d’enseignement. Pour certains chercheurs comme Randall Collins, cette « diplômanie » est associée à une inflation peu contrôlée, qui sous-tend une lourde stratification sociale. Hors de la sociologie, plusieurs se plaignent du fait que les diplômes perdent progressivement de leur valeur.

Sans constituer une solution miracle, les badges déplacent le point de mire. Le badge porte en son cœur une indication de valeur. Les exigences des établissements qui demandent des attestations peuvent s’alourdir, provoquant ainsi une perte de valeur des diplômes. Mais la valeur du badge peut se maintenir même lorsque des compétences supplémentaires sont exigées.

Une valeur ajoutée

Les bulletins et autres relevés de notes ont des rôles très importants à jouer en apprentissage formel. Comme l’ont fait remarquer plusieurs personnes au cours du laboratoire, l’usage des badges doit représenter une plus-value par rapport aux formes existantes de l’évaluation de l’apprentissage.

La participation à des activités parascolaires ou périscolaires constitue l’exemple type du bénéfice apporté par le badge. De telles activités ne sont généralement pas évaluées par le corps enseignant, mais elles complètent les profils des apprenants. Une étudiante dont le travail bénévole au sein d’une association étudiante suscite l’admiration est en droit d’espérer que ses efforts seront reconnus. Une part de cette reconnaissance peut passer par des mentions explicites à la fin du bulletin de cette étudiante. Les badges augmentent grandement la portée de telles mentions en décrivant les circonstances de leur octroi.

Motivations diverses

Tout comme les autres marqueurs de la réussite scolaire (notes, attestations, diplômes, etc.), les badges peuvent déplacer l’aspect gratifiant de l’apprentissage vers un objet externe. Les psychologues ont souvent relevé les périls d’une motivation extrinsèque qui ne donnerait pas lieu à une véritable acquisition de compétences. La carotte et le bâton ne maintiennent leur efficacité que par une utilisation soutenue.

Une critique formulée par Alfie Kohn lors de la conférence ePIC est d’un tel ordre : les programmes de badges peuvent n’avoir que des résultats mitigés lorsqu’ils se concentrent sur des récompenses arbitraires pour des réalisations sans conséquence notoire. Comme le résumait Dan Hickey lors de notre laboratoire, c’est le caractère gratuit de la tâche qui pose problème et non l’utilisation de badges.

Vers un écosystème

Le lien entre apprentissages et milieux d’action a constitué un thème central de notre laboratoire VTÉ sur les badges numériques en contextes informels. Les questions relatives au large écosystème éducatif ont donc occupé une part importante de nos travaux. La conception d’une « monnaie commune » (common currency), permettant de faciliter le passage d’une sphère d’action à l’autre, a d’ailleurs permis de concentrer les énergies des membres du laboratoire.

Le recrutement des finissants d’un établissement d’enseignement fournit un important cas de figure pour cette notion de monnaie commune. Les diplômes obtenus par ces personnes sont reconnus comme ayant une certaine valeur et dénotent l’acquisition d’un ensemble particulier de compétences. Bien que l’attestation des programmes d’enseignement fasse l’objet d’une démarche très rigoureuse, le résultat obtenu par une telle procédure dépend d’une chaîne de confiance liant toutes les parties prenantes. Le prestige institutionnel remplace parfois les données probantes lorsque des organismes reçoivent des dossiers de diplômés. Malgré l’existence de la cote de rendement au collégial pour les programmes préuniversitaires (la fameuse « cote R ») ainsi que bien d’autres mesures du travail scolaire, les employeurs potentiels ne disposent que de moyens très limités pour estimer la valeur des divers programmes suivis par leurs candidats au collégial. À défaut d’une mesure fiable, certains se fient peut-être à des impressions vagues.

Dans une économie de marché, la valeur d’une monnaie fluctue selon des négociations complexes. Par analogie à la monnaie, les badges peuvent harmoniser les pratiques. Par exemple, si un diplôme octroyé par un certain programme en soins infirmiers peut bénéficier d’un haut niveau de prestige, c’est aussi par la qualité du travail fourni par des infirmières provenant de ce programme que la valeur de ce diplôme peut se maintenir. Ceci implique aussi que des entreprises externes puissent avoir une influence sur le travail d’un collège. Pour certaines personnes, un tel retour peut représenter une forme d’ingérence alors que pour d’autres, il s’agirait d’un procédé sans pertinence pour le contexte pédagogique.

Quels sont vos projets d’apprentissage?

À l’ordre d’enseignement collégial comme ailleurs, les processus d’apprentissage peuvent prendre des formes diverses et variées. Le modèle de base de cours magistraux suivis pendant des sessions complètes remplit de nombreux besoins, généralement regroupés au sein d’un programme d’enseignement menant à un diplôme et à un relevé de notes. Pourtant, bien d’autres types d’apprentissages sont effectués dans les collèges, passant de la socialisation la plus informelle aux stages d’études les plus structurés. La notion de « projet d’apprentissage » permet d’englober un ensemble de trajectoires personnalisées, élargissant ainsi la sphère d’action des apprenants. Qu’il s’agisse d’obtenir des compétences nécessaires à l’admission aux programmes d’une université ou d’acquérir des connaissances essentielles à la réalisation de diverses tâches, le collégial aide les gens à réaliser un large éventail d’objectifs.

Comme d’autres spécialistes, les enseignants au collégial connaissent bien le développement professionnel. Après tout, les « journées pédagogiques » et autres événements du même type visent à leur donner les outils nécessaires pour mieux accomplir leurs tâches ou pour faciliter leur travail. La même logique s’applique à beaucoup d’apprentissages effectués par les étudiants du collégial, bien que les liens entre programmes d’enseignement et de formation professionnelle soient parfois bien indirects. Les programmes préuniversitaires du collégial semblent de prime abord bien distincts des ateliers pratiques souvent non crédités par lesquels des employés peuvent acquérir des aptitudes pointues. Les badges portent l’espoir d’explorer tous les projets d’apprentissage. Comme certains se plaisent à le répéter, nous sommes tous apprenants.

À propos de l'auteur

Alexandre Enkerli

Alexandre accompagne les professionnels de l’apprentissage dans leur appropriation technologique selon leurs contextes spécifiques, comme il le faisait en tant que technopédagogue pour la Vitrine technologie-éducation de 2014 à 2016 et comme conseiller technopédagogique chez Collecto de 2021 à 2023. Alexandre occupe de nouveau ce rôle après des incursions à Ottawa (conception de parcours d’apprentissage en cybersécurité et d’une expérience d’apprentissage en ligne massive et ouverte à tous (CLOM) sur la participation publique ) et au Saguenay-Lac-Saint-Jean où il a travaillé au COlab sur un projet recherche-action participative .

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