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28 avril 2023

Aux limites du test de Turing: comment reprendre en main notre intelligence humaine?

Entre intelligence artificielle et intelligence humaine, comment l’éducation va-t-elle pouvoir relever le défi de l’ère numérique? Pour réfléchir à cette question, je vous propose de parcourir brièvement l’histoire des technologies en éducation et de décortiquer la notion d’intelligence.

Le test de Turing

En 1950, le mathématicien et cryptanalyste anglais Alan Turing a publié un article décrivant une expérience provocatrice. Dans ce document, il parlait d’un jeu d’interaction verbale à 3 personnes, qui confronte un individu à l’aveugle à un ordinateur et à un autre être humain. Malgré les progrès considérables de l’intelligence artificielle (IA), aucun ordinateur n’avait réussi le test de Turing. En 2014, un programme informatique appelé Eugène Goostman [en anglais], qui simule un garçon ukrainien de 13 ans, aurait réussi le test de Turing lors d’un événement organisé par l’Université de Reading. Puis, en 2022, 2 technologies d’intelligences artificielles génératives, LamDA de la société Alphabet (Google) [en anglais] et ChatGPT4 d’Open AI [en anglais], passent le test avec succès pour nous faire prendre conscience que l’IA s’est installée de manière définitive dans notre société. Cela dit, ce qui m’intéresse par-dessous tout dans cette affaire de technologie disruptive, c’est notre rapport à la notion d’intelligence.

La place de la technologie en éducation

Il m’arrive souvent de me poser des questions sur mon passé d’élève et d’enseignante et sur les usages de la technologie en éducation :

  • Pourquoi mon enseignante au secondaire abhorrait-elle les calculatrices?
    Parce qu’elle avait l’intime conviction que la machine à calculer nous enlèverait toutes nos capacités de numératie et que, si elle avait appris sans, nous pourrions faire de même.
  • Pourquoi mon prof de français insistait-il pour que nous continuions à utiliser un stylo à plume au lieu du stylo bille?
    Parce qu’il était persuadé que nous perdrions notre habileté à bien écrire en cursive et que lui avait appris avec le stylo à plume, comme nos parents, grands-parents, arrière-grands-parents, etc.
  • Pourquoi, une fois devenue enseignante, j’interdisais fermement à mes élèves d’utiliser Wikipédia?
    Parce que j’étais certaine qu’en utilisant Wikipédia, les élèves ne développeraient aucune compétence informationnelle.

En soi, la technologie a toujours été présente et s’est démocratisée depuis que l’éducation des temps modernes existe. Les questions posées ne font qu’illustrer la zone de confort dans laquelle se trouve l’enseignant traditionnel dans sa posture de passeur de connaissance.

C’est dans cette posture traditionnelle que se justifie, dès la 2e révolution industrielle, la position de la personne enseignante érudite, qui rend possible une éducation massive des populations rurales venues en villes pour travailler dans les industries.

C’est pour offrir une éducation à grande échelle que la technologie est venue prêter main forte à l’éducation. Voici une petite liste non exhaustive de l’histoire occidentale des technologies en éducation:

  • À l’époque coloniale, des palettes en bois contenant des leçons imprimées, appelées abécédaires, étaient utilisées pour aider les élèves à apprendre à reciter des prières et lire la bible.
  • En 1870, la technologie a évolué pour inclure la lanterne magique, une version primitive d’un projecteur de diapositives qui projetait des images imprimées sur des plaques de verre. À la fin de la 1re Guerre mondiale, environ 8 000 diapositives circulaient dans les écoles publiques de Chicago.

    Photo d'une gravure illustrée dans un vieux livre et montrant une lanterne magique

    Une lanterne magique (Source, sous licence CC BY-SA 2.0)

  • En 1890, le tableau noir apparait pour donner place au crayon en 1900.
  • Dans les années 1920, la radio a déclenché une toute nouvelle vague d’apprentissage [en anglais]: des cours à l’antenne ont commencé à apparaître pour tous les élèves à portée d’écoute.
  • Le rétroprojecteur est apparu en 1930, suivi du stylo à bille en 1940 et des écouteurs en 1950.
  • Les cassettes vidéo apparaissent en 1951, créant de nouvelles méthodes d’enseignement audiovisuelles.
  • La machine à enseigner du penseur et psychologue américain Skinner a produit un système combiné d’enseignement et de test, fournissant un renforcement pour les réponses correctes afin que l’élève puisse passer à la leçon suivante.
  • La photocopieuse et la calculatrice de poche font leur entrée dans les salles de classe en 1959 et 1972, respectivement, permettant la production de masse de matériel à la volée et rendant les calculs mathématiques plus rapides.
  • Le système de test Scantron, introduit en éducation par Michael Sokolski en 1972, permet aux pédagogues de l’époque de corriger les tests plus rapidement.

Autant de technologies qui ont facilité l’accès à la connaissance, autant de connaissances qui facilitent le développement de la technologie

Selon le pédagogue vénézuélien Luis Bonilla-Molina, c’est dans une optique de capitalisme industriel que les connaissances se sont divisées en domaines (sciences naturelles, sciences sociales, sciences humaines, sciences exactes, philosophie). Je comprends ainsi que les bases sur lesquelles la structure de l’éducation a été établie sont les fondements de ce que nous appelons aujourd’hui l’efficacité et l’efficience des connaissances. C’est comme si le monde de l’éducation et ses institutions avaient été influencés par le capitalisme pour suivre le pas du développement des machines.

Ainsi, nous avons de plus en plus convergé vers une connaissance au service de la technologie. Nous avons délaissé les fondements de l’intelligence humaine, pour en arriver aujourd’hui à douter de nous-mêmes face à l’émergence de l’intelligence artificielle.

Intelligence humaine versus intelligence artificielle

"Notre environnement technico-social nous a-t-il poussé à penser comme des machines?" Un tableau compare les humains et les machines.

Notre environnement technico-social nous a-t-il poussé à penser comme des machines?

C’est le balado d’Hélène Laurin sur la douance qui a ravivé ma volonté de comprendre la notion d’intelligence. Après tout, si l’IA générative nous fait si peur, c’est sûrement parce que, depuis le XVIIIe siècle, nous continuons à enseigner comme à l’époque de la révolution industrielle.

Qu’est-ce que l’intelligence?

L’intelligence est une faculté qui n’a pas révélé tous ses secrets. C’est une notion très complexe qui fait l’objet de nombreux débats. Le mot «intelligence» vient du latin intelligentia, de intelligere, qui signifie «connaître». Dans le dictionnaire Larousse, l’intelligence est définie comme un ensemble de fonctions mentales ayant pour objet la connaissance conceptuelle et rationnelle.

En cela, on observe que, très tôt dans leur parcours éducatif, les élèves qui font preuve d’aisance dans les disciplines dites de sciences pures ont plus de succès scolaire que les élèves ayant des habiletés en langues ou en dessin par exemple.

Du reste, le système éducatif, dans son rôle d’emmener un grand nombre de personnes vers la réussite, n’a eu d’autre choix que de faire appel au cadre normatif qui convergent vers de «bonnes» manières de standardiser les parcours. La réussite, sans que nous le voulions, se cache derrière les bonnes notes, tout en laissant l’impression que notre intelligence humaine se robotise.

Pourtant, ce qui définit notre intelligence n’est pas la standardisation, mais justement le fait que nous sommes des individualités complexes, imprévisibles, tenaces, dotées d’émotions, capables de se regrouper pour résoudre des problèmes et de s’adapter à notre environnement en prenant différents chemins. Et c’est en ça que nous aurions dû depuis très longtemps repenser l’éducation.

Certaines approches pédagogiques, comme la pédagogie coopérative, la coconstruction des savoirs et le coenseignement, sont plus que jamais des méthodologies qui ont le vent en poupe. C’est parce que les nouvelles générations d’étudiants et d’étudiantes se découvrent. Comme le dit si bien le philosophe Michel Serres dans son livre Petite Poucette, le sujet de la pensée vient de changer: chez les jeunes, «les neurones […] diffèrent de ceux auxquels l’écriture et la lecture se référaient dans la tête de leurs prédécesseurs, qui grésillent dans les ordinateurs». Ainsi, d’après Serres, les nouvelles générations utilisent les technologies numériques comme une extension de leur cerveau. Ce n’est pas par fainéantise ou goût de l’oisiveté, mais parce qu’elles sont beaucoup plus dans un besoin de développer leur individualité, de s’observer dans leurs interactions avec le monde et de trouver les clés pour évoluer dans leur conscience de soi en tant qu’individu apprenant.

Or, nous convergeons depuis trop longtemps vers le développement d’une intelligence standardisée alors que nous sommes si singulièrement intelligents.

Ma question est donc la suivante: l’éducation ne devrait-elle pas aider à développer ces intelligences singulières et s’orienter beaucoup plus sur la compréhension de la pensée et de l’apprentissage?

La métacognition

Tout cela me fait penser à l’invention des outils. Un jour, un homo ergaster a pris du recul sur la manière dont il utilisait le silex. À coup de manipulation et d’observation et de régulation cognitive, j’imagine qu’un jour il s’est dit: «Si je taille la pierre des 2 côtés, ça va sûrement m’aider à couper de cette façon, mais en coupant de cette façon je vais sûrement avoir des difficultés, je vais devoir faire autrement, etc. »

En faisant usage de sa faculté de pensée réflexive, l’homo ergaster inventa le biface symétrique, le processus qui lui a permis d’en arriver à cela, a été possible, car il s’est observé lui-même dans l’appropriation des matériaux et la relation de développement de connaissances qu’il vivait. Cette faculté de métacognition, qui définit le summum de notre intelligence, nous permet de penser sur nos propres pensées et d’avoir le contrôle sur notre processus cognitif.

Michel Serres mentionne que nos sociétés occidentales ont déjà vécu 2 révolutions du savoir: le passage de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimé. Elles vivent aujourd’hui l’expérience d’une nouvelle révolution. Chacune de ces révolutions a été suivie d’une période de crise : opportunité pour se réinventer, repenser les institutions, mieux vivre ensemble, etc.

Il aura fallu certains cumuls d’événements pour que le monde de l’éducation fasse de gros bonds en avant:

  • La pandémie a démocratisé l’usage du numérique comme outil permettant la diffusion de connaissance.
  • L’apparition de l’IA générative a poussé la communauté éducative au pied du mur. Elle ne laisse pas d’autre choix que repenser l’éducation qui n’a plus vraiment le même objectif que 3 siècles auparavant.

Pour conclure, l’éducation est en train de changer de paradigme. On doit faire de la place à ce que Serres appelle la tierce instruction (le savoir présent dans un contenu numérique auquel on a un accès via un outil numérique). On a compris : les enseignant et enseignantes ne sont plus gardiens et gardiennes du savoir, il est de leur ressort d’accompagner les élèves dans l’optimisation de leur intelligence singulière et de leur métacognition et de leur permettre de s’approprier les outils qui leur permettront de continuer à apprendre ou à réinventer. C’est peut-être comme ça que nous arriverons à reprendre en main notre intelligence humaine, et à ne plus jamais douter face aux outils d’IA… bien que ce soit encore la technologie qui aura encore fait bouger l’éducation!

À propos de l'auteure

Florence Sedaminou Muratet

Inspirée par la conviction que l’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde, Florence Sedaminou Muratet a forgé un solide parcours académique en anthropologie et en éducation. Avec plus de 20 ans d’expérience, elle a non seulement enseigné le français langue seconde et les sciences humaines mais a aussi intégré très tôt dans ses cours l’interculturalité et la pédagogie numérique. Ses contributions majeures incluent la refonte de programmes éducatifs, où elle a habilement intégré des approches pluridisciplinaires et des technologies numériques, améliorant significativement l’expérience d’apprentissage.

En tant que conseillère en pédagogie numérique chez Collecto, Florence se distingue par son travail pionnier dans l’implantation des technologies émergentes en éducation. Elle est particulièrement engagée dans l’exploration des applications et des implications de l’intelligence artificielle dans la société, contribuant activement à façonner l’avenir de l’éducation numérique.

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