La fin de l’année 2022 a vu apparaitre de manière virale des milliers de portraits dans les flux de médias sociaux. Générés par l’intelligence artificielle (IA) à partir de bases de données d’œuvres d’artistes, ces avatars magiques viennent alourdir la masse déjà critique des données qui s’accumulent dans les espaces de stockage. Ce phénomène relance la conversation sur la propriété des données et le pouvoir potentiel de l’IA de supplanter certains métiers et savoir-faire.
Après le succès de Lensa AI [en anglais], les applications artistiques d’IA se logent au palmarès des téléchargements de l’App Store. Celles-ci permettent aux utilisateurs et aux utilisatrices de transformer leurs autoportraits tout en leur permettant d’incarner des personnages de science-fiction, d’animé, etc. Ce nouveau phénomène me rappelle l’avènement des filtres de réalité augmentée lancés par Snapchat en 2016. La frénésie des utilisations de filtres était à son paroxysme quand j’ai reçu sur mon téléphone une photo de ma grand-mère qui avait remplacé sa tête par celle d’un chat.
Avancée technologique en art de 2015 à nos jours
En 2015, DeepDream [en anglais], un programme créé par Alexandre Mordvinstev, un ingénieur de Google, avait pour but initial de détecter des objets dans des images afin de les classer automatiquement. Basé sur un modèle de réseau de neurones appelé Inception (dédicace au film de science-fiction de Christopher Nolan qui porte le même nom), l’outil alimenté par des images d’insectes et de mammifères chargées de pixels produisait des représentations surréalistes d’animaux.
En 2016, un enseignant de l’Université de Cornell travaillait sur un algorithme pouvant détecter les courants artistiques. Son programme intitulé Style Transfer [en anglais] permettait de transformer une peinture comme La Joconde, du courant artistique « Renaissance », en une œuvre postimpressionniste ou cubiste.
En 2018, le projet STYLEGAN [en anglais] des ingénieurs de NVIDIA [en anglais], basé sur un système de réseaux de neurones antagonistes (GAN en anglais), permet de générer des images de personnes qui n’existent pas. Ce système permet à 2 réseaux de s’opposer. L’un prend le rôle de critique qui possède dans sa base de données des milliers d’images de visages. L’autre prend le rôle de l’artiste et crée une image qui doit correspondre à des critères établis.
En 2021 arrive DALL.E [en anglais] d’OpenAI qui peut générer différents types d’images à partir d’un texte et du modèle de langage GPT-3. D’ailleurs, Big Sleep [en anglais] de l’artiste Ryan Murdoch utilise le GAN et DALL.E.
En 2022 arrive Guided diffusion [en anglais] qui permet de générer des images massivement utilisées pour la création de cahiers de notes et de croquis pour les artistes. S’en suit une myriade de communautés d’artistes codeurs qui vont s’approprier ces outils pour en créer d’autres libres et ouverts.
En 7 ans, avec l’avancée fulgurante des technologies algorithmiques en art, l’IA va-t-elle s’emparer aussi de notre créativité?
Qui de mieux placé qu’un modèle d’intelligence artificielle telle que ChatGPT [en anglais] pour répondre à la question? Voici un extrait de l’échange.
Moi: «L’IA va-t-elle s’emparer de la créativité des humains?»
ChatGPT: «Il est difficile de prédire l’avenir avec certitude, mais il est probable que l’intelligence artificielle (IA) puisse jouer un rôle important dans la créativité humaine à l’avenir. En effet, l’IA peut être utilisée pour aider les personnes à créer de nouvelles idées et à trouver des solutions innovantes à des problèmes complexes. Cependant, il est important de noter que l’IA ne remplacera jamais complètement la créativité humaine. En effet, la créativité est un processus complexe qui implique non seulement la capacité de trouver de nouvelles idées, mais aussi de les évaluer et de les mettre en œuvre de manière efficace. Cela nécessite une grande quantité de réflexion, d’intuition et de travail acharné, et ces qualités sont propres à l’esprit humain. En d’autres termes, bien que l’IA puisse être un outil précieux pour la créativité humaine, elle ne remplacera jamais complètement la capacité de l’homme à créer et à innover.»
Pour ma part, je trouve la réponse rassurante. Elle me conforte dans l’idée que notre créativité nous appartient, mais que l’art gonflé par les algorithmes nous permettra de repousser les limites de notre inventivité.
N’oublions pas que sans données, l’IA n’est rien. Le nouvel or noir des technologies algorithmiques reste les données de masse que nous générons en utilisant des applications comme Lensa AI.
Résignation numérique
Je suis toujours la première à lever le drapeau pour parler de protection des données. Pourtant, je n’ai pas résisté à la tentation d’utiliser une application qui génère des images à partir du téléchargement de 20 de mes autoportraits téléversés à partir de mon dossier photo. Tout cela dans le but de me voir en héroïne d’Avatar ou en combattante de Tigre et Dragon.
Bien qu’au courant de certaines dérives sur l’utilisation de nos données, pourquoi continue-t-on à consommer ce type d’applications?
Les droits, libertés et principes fondamentaux auxquels les utilisateurs et utilisatrices renoncent en employant des applications d’avatars magiques sont encore largement méconnus. Pourtant, près de 13 millions de personnes aux États-Unis ont téléchargé l’application [en anglais].
Il faut savoir que dans le monde de l’image et du paraitre dans lequel nous vivons aujourd’hui, beaucoup d’applications et de plateformes sont conçues pour flatter notre égo. LinkedIn, par exemple, est un formidable outil pour réseauter, mais aussi pour consulter le nombre de partages et de pouces levés qui suivent la publication de nos accomplissements. Les notifications sont développées de telle sorte qu’elles génèrent un sentiment d’épanouissement et de récompenses lorsqu’on se rend compte du nombre de personnes qui ont consulté notre page. L’effet est tout aussi gratifiant lorsque ,20 minutes après la soumission de 20 autoportraits pour alimenter l’outil de l’avatar magique, on découvre plus de 50 autoportraits qui mettent en image un soi augmenté aux lignes du visage parfaitement régulières et équilibrées.
Des récompenses qui nous résignent
Le terme «résignation numérique» décrit l’état des gens qui désirent contrôler les informations que les entités numériques possèdent à leur sujet, mais se sentent incapables de le faire (Draper, N. A., & Turow, J, 2019) [en anglais]. Selon Nick Yee (2014) [en anglais], spécialiste des sciences sociales qui étudie l’autoreprésentation et l’interaction sociale dans les jeux et les mondes virtuels depuis plus de 20 ans, si l’attrait de Lensa AI est conséquent, il est probablement lié à un facteur de vanité. Ce n’est un secret pour personne que les gens aiment voir des photos d’eux-mêmes en bonne santé. Ce facteur d’attraction met de l’avant le véritable enjeu du manque de transparence de la gestion des données privées par les compagnies qui développent ce type d’application.
Se méfier et résister à son égo
Les spécialistes en IA et en cybersécurité nous disent que les données personnelles sont généralement fournies lorsque les utilisateurs et utilisatrices créent un compte et peuvent inclure des informations telles que le nom, l’adresse électronique ou même l’adresse du domicile. Rien de nouveau. Ce qui gêne le plus, c’est la communication de Lensa AI quant aux 20 autoportraits que nous devons télécharger pour accéder aux œuvres finales. Qu’advient-il des photos et des données générées par l’utilisation de l’application ?
Selon Prisma Labs, dès que les avatars magiques sont créés, les photos et les données sont effacées définitivement. Mais comment vérifier cette information?
J’ai pu découvrir les 60 portraits de moi générés par l’IA à l’aide des photos téléversées dans l’application. L’usage des outils artistiques augmentés par l’IA n’a pas fini de nous surprendre. Cela dit, la question de l’usage de nos données privées reste un enjeu qu’il ne faut pas prendre à la légère. Ces nouveautés technologiques mettent en lumière une vulnérabilité numérique que nous devons aborder dans les différents programmes du collégial.
Nombreuses sont les applications qui sont développées dans l’unique objectif d’obtenir nos données qui seront utilisées par la suite à nos dépens. La question n’est pas de se concentrer sur le remplacement des artistes par l’IA, mais bel et bien de développer des stratégies pour se protéger numériquement. Il en va aussi du rôle des enseignants et des enseignantes qui devront aborder ces sujets en cours et les démystifier.
Une collègue enseignante en philosophie et éthique a d’ailleurs abordé la question de la perception du moi et de l’hypersexualisation des images de femmes générées par Lensa AI. Cela lui a permis d’aborder les enjeux de la protection des données privées et de la résignation numérique. Il y a toujours un bon moyen en enseignement pour se poser des questions et accompagner à la réflexion.
Pour ma part, je n’ai jamais été aussi proche de mes étudiants et de mes étudiantes qu’en parlant de ce type d’outils numériques. On est dans le même bateau et on navigue ensemble.