Ensemble, nous avons créé une passerelle entre le 1er cours de français de la formation générale (un cours écueil) et le cours Couleur 1 du programme technique de Design d’intérieur:
- D’abord, les élèves de français de Caroline ont analysé les lettres de Madame de Sévigné.
- Ensuite, les étudiantes et les étudiants de design d’intérieur de Stéphanie ont réinvesti les informations recueillies sur le monde intérieur de l’écrivaine en créant de riches décors pour celle qui s’est révélée être leur cliente mystère.
Qui n’a pas déjà rêvé de rendre tangible un univers imaginé? Qui n’a pas déjà rêvé de se prolonger en quelqu’un d’autre détenant les talents qu’on n’a pas? Qui n’a pas une passion inassouvie en réserve?
Notre projet est né d’une volonté commune de collaborer et de toujours repenser notre enseignement. C’était une sorte de retour aux sources vers les fondements des cégeps: l’idée d’allier formation générale et professionnelle. Ce projet interdisciplinaire nous a amenées à explorer de nouveaux univers tant en littérature qu’en arts visuels (comme discipline contributive en design d’intérieur).
Un 1er mot, une 1re touche de couleur
À l’hiver 2022, Caroline discutait avec 2 étudiantes d’arts visuels et a appris qu’une de leur enseignante, Stéphanie, leur faisait peindre des figures de style. Cela a piqué la curiosité de Caroline.Elle a communiqué avec Stéphanie pour en apprendre davantage sur cette enseignante qui alliait image et littérature à ses cours.
Cette rencontre nous a permis de briser les silos qui peuvent exister entre les différentes disciplines.
Madame de Sévigné dans toutes ses couleurs
La correspondance de Madame de Sévigné a donné lieu dans le cours de Caroline à une exploration des éléments constitutifs d’un texte littéraire. Les élèves ont réalisé en équipe une analyse littéraire créative des textes.
L’analyse des élèves de Caroline a ensuite été réinvestie par les élèves de Stéphanie. Ils et elles ont travaillé l’harmonie des couleurs et les effets chromatiques en créant un décor pour Madame de Sévigné.
Une expérience à grande échelle
Un large bassin d’élèves a participé à cette 1re itération du projet:
- En Écriture et littérature, les 3 groupes de Caroline (105 élèves) et 1 groupe de sa collègue Émilie Cantin (30 élèves) ont analysé la correspondance de Madame de Sévigné.
- En Couleur 1, les 4 groupes de Stéphanie (85 élèves) et 2 groupes de sa collègue Andréanne Godin (40 élèves) ont imaginé les couleurs de l’espace intérieur de Madame de Sévigné.
Le relai des mots vers la couleur
Notre projet La couleur des mots s’est déployé en 2 temps:
- D’abord, le «dossier Pantone» a été remis à la semaine 4 dans le cours Écriture et littérature. Les étudiants et les étudiantes devaient traduire le monde intérieur de Madame de Sévigné en équipe de 4 ou 5 (pour 15% de la note finale de leur cours).
- Puis, le «dossier-client» a été remis à la semaine 11 dans le cours Couleur 1. Chaque étudiant et étudiante devait créer individuellement une ambiance par la couleur (pour 35% de la note finale de leur cours).
Le dossier Pantone
Dans le cours de Caroline, les élèves devaient transposer les lignes de force d’un texte littéraire vers d’autres formes de langage. Ils et elles devaient plonger dans un texte littéraire pour dépasser sa surface et atteindre son squelette.
Ce travail était somme toute assez bref et arrivait tôt au début de la session. Il amenait les étudiants et les étudiantes à faire preuve de créativité et de curiosité intellectuelle, éléments quelquefois négligés dans la formation générale. Engagement, polyvalence, écoute et plaisir étaient aussi au rendez-vous. En fait, ce projet a constitué une occasion d’«empuissancement» (autonomisation, empowerment) pour les élèves. Les éléments novateurs plus créatifs se sont ajoutés aux activités d’apprentissage ciblant directement l’atteinte de la compétence, par ailleurs complètement respectée.
L’amorce
Le dossier Pantone prend son inspiration dans l’oeuvre Prenez soin de vous de l’artiste multidisciplinaire Sophie Calle (2007) où l’artiste demandait à 107 femmes d’origines et de professions différentes d’interpréter à leur manière, avec le médium qu’elles voulaient, le courriel de rupture que Sophie Calle avait reçu. Cela a donné lieu à une installation comportant, entre autres, des textes, des photos, des vidéos, du chant, de la danse, etc. La rupture a été revisitée de 107 différentes manières.
Présenter l’œuvre de Sophie Calle à la semaine 1 a quelque chose d’évocateur. Soudainement, le texte littéraire n’est plus l’unique option qui se présente aux élèves pour traduire les sentiments et le ressenti d’une personne. Les possibilités deviennent infinies et varient selon les intérêts de chacun et de chacune. Caroline a constaté que, paradoxalement, plus elle acceptait de décloisonner sa discipline, plus celle-ci acquérait de sens aux yeux des élèves.
Partant de l’exemple de Sophie Calle, Caroline a introduit l’œuvre de Madame de Sévigné, sans nommer l’autrice. Les éléments biographiques et sociohistoriques n’ont pas eu le haut du pavé, au profit de ce qu’une correspondance épistolaire entre mère et fille avait à révéler tant sur le plan du sens que des formulations utilisées.
Commencer la session avec des lettres du XVIIe siècle français est un défi en soi. Les tournures de phrase sont complexes et tarabiscotées, ce qui représente un défi pour bien des élèves. Cependant, puisque les lettres ne sont pas trop longues et que les étudiants et les étudiantes travaillent en équipe pour décortiquer le texte, ça se déroule somme toute assez bien.
La portion créative du dossier Pantone
Le travail comportait premièrement une partie créative, la rédaction d’un texte d’environ 1 page axé sur les émotions. Pour cette portion du travail, Caroline a proposé différents scénarios aux élèves:
- Explorer le texte et se l’approprier en fonction de leur programme d’études.
Par exemple, un étudiant a traduit le monde intérieur de Madame de Sévigné à la guitare électrique. - Transformer la lettre de Madame de Sévigné en un texte non littéraire.
- Une équipe en a fait un menu 5 services qui se met au diapason des différentes nuances du texte, en expliquant les choix et les liens entre les plats proposés et le texte.
- Réécrire la lettre de Madame de Sévigné en l’actualisant sous la forme:
- d’un échange de textos
- d’une chanson
- de gazouillis
- etc.
Ces différents scénarios proposés pour le texte créatif amènent tous les étudiants et toutes les étudiantes à expliquer leurs choix. Puisque l’explication est une composante-clé de l’analyse littéraire, cet exercice est très pertinent.
La portion descriptive du dossier Pantone
Le travail comportait également une partie plus descriptive. En 1 page environ, les élèves devaient faire ressortir les émotions du texte en les associant à différents stimulus liés aux 5 sens. Par exemple, un élève a associé la douleur de Madame de Sévigné au papier sablé, avec un côté plus rude et un côté plus doux.
Les élèves devaient aussi donner à leur travail un titre poétique s’inspirant de ceux donnés aux différentes couleurs de peinture («praline étincelante», «aube réconfortante», etc.). Nous avons créé notre propre nuancier!
La visite de la matériauthèque et la présentation écrite des matériaux choisis
Comme cerise sur le sundae, Caroline et ses élèves se sont rendus à la matériauthèque du collège. (Le simple fait de marcher jusqu’à la matériauthèque pendant un cours de littérature prend des airs de mini «sortie» et rend l’activité ludique et amusante pour les élèves.) Les élèves devaient choisir les matériaux (carrelage, papier peint, etc.) les plus appropriés pour représenter l’esprit de la lettre analysée et justifier leurs choix, évidemment!
La visite de la matériauthèque a été l’occasion pour plusieurs d’atteindre le 2e degré de lecture: ce n’est pas parce qu’il est question d’un incendie dans la lettre qu’il faut choisir un motif orangé; il faut aller plus loin, réfléchir davantage.
Finalement, les élèves devaient aussi choisir un meuble qui représentait l’autrice.
Briller aussi à l’oral
Une fois les travaux écrits remis, les élèves de Caroline ont mené un débat en classe pour déterminer les meilleurs matériaux et le meuble représentant mieux Madame de Sévigné. Les choix finaux ont été partagés aux élèves de design d’intérieur. Il y a même eu un concours de dessin improvisé au tableau afin que les élèves vendent avec plus d’assurance leurs choix et leurs idées. Les élèves se sont vraiment engagés dans le projet!