Les jeux sérieux, vous connaissez ?
Alfred me demande mon aide dans ses recherches sur les toxines que produisent les insectes ravageurs. Ces toxines sont dommageables pour les arbres de notre île. En ce moment, j’aide Alfred à trouver des gènes de résistance aux ravageurs présents chez les plantes. La plupart des entreprises mettent l’accent sur les produits chimiques qui détruisent les ravageurs, mais compte tenu de l’impact écologique, les biologistes s’orientent plutôt vers la découverte de gènes de résistance. Je suis fier d’être celui qui donne du temps aux chercheurs. Grâce à moi, les résultats pour extraire l’ADN des échantillons affluent plus rapidement que jamais.
Image : ©Creo inc
Bienvenue sur l’ile de GÉNOMIA, l’une des îles du vaste monde virtuel des jeux scientifiques hébergés sur SCIENCE EN JEU. La mise en situation évoquée en début de parcours pave la voie vers des « quêtes » et des « missions » à accomplir, qui permettent de stimuler l’intérêt des jeunes pour les sciences et les technologies. Dans le monde virtuel de GÉNOMIA, on explore la génomique, une discipline de la biologie moderne en lien avec le programme Sciences de la nature au collégial.
Le jeu dit « sérieux » en éducation est un vaste sujet qui reste encore flou et mystérieux pour la plupart des enseignants. Jeux sérieux, jeux de simulation, gameplay et ludification sont des concepts souvent énoncés, mais mal compris. Certains chercheurs comme Kevin Werbach, professeur à l’Université de Pennsylvanie, offre un cours complet sur le sujet, gratuit et en ligne, intitulé Gamification. Une exploration rapide du sommaire de son cours démontre bien que la question est complexe et vaste. La capsule Definition of Gamification présente sommairement le processus de ludification comme une déclinaison utile du jeu vidéo vers d’autres fins que celle du simple jeu de divertissement.
À l’automne 2013, la Vitrine technologie-éducation s’est donnée comme mission de faire le point sur le jeu sérieux et sur sa valeur ajoutée dans un contexte pédagogique. Pour accomplir cette « quête », un laboratoire VTÉ a été élaboré où près d’une trentaine de participants pédagogues ont accepté d’explorer ce qui se fait actuellement dans ce domaine, à essayer quelques jeux sérieux pédagogiques disponibles au Québec et à se faire une idée de ce que représente la réalisation et la production de ces jeux sérieux.
La physique mécanique sous tous ces angles
D’entrée de jeu, nous avons décidé d’étudier un cas bien documenté en éducation au Québec. Un jeu sérieux conçu et développé spécifiquement pour aider les étudiants d’un cours de physique mécanique du deuxième cycle du secondaire. Il s’agit du jeu Mécanika.
Image : ©Creo inc
Ce jeu sérieux s’inspire des jeux vidéo dans lesquels un joueur doit surmonter certains pièges pour réussir un tableau et ainsi pouvoir progresser vers le suivant. L’objectif est d’atteindre et d’allumer le plus d’étoiles possible à l’aide d’objets éclaireurs que l’étudiant doit s’efforcer de maîtriser. Pour bien diriger ces objets, il doit apprendre à leur donner la bonne courbe en utilisant les principes de la cinétique et de la dynamique. Le joueur a sa disposition des outils virtuels qui lui permettent d’influencer et d’expérimenter les lois de Newton comme celles de la gravité et de l’inertie. Ce sont des notions qui sont vues et intégrées dans le cours de physique mécanique du dernier cycle à l’ordre d’enseignement secondaire. L’utilisation de ce jeu sérieux, en complémentarité avec les cours en classe, permet d’apprendre de façon intuitive plutôt qu’avec des formules inscrites au tableau.
Mécanika a été conçu au Québec par François Boucher-Genesse, un concepteur de jeux vidéo diplômé en génie informatique. C’est en voulant poursuivre des études de maîtrise en éducation à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) qu’il s’est penché sur les possibilités du jeu sérieux en pédagogie. L’aspect visuel du jeu a été développé en partenariat avec la compagnie CREO, une entreprise privée de Montréal qui se spécialise dans le développement de jeux pédagogiques à caractère scientifique.
Image : ©Creo inc
Le jeu Mécanika a également fait l’objet d’une recherche, très bien documentée, du département de la Didactique de la science et de la technologie de l’UQAM [1] . Cette recherche indique que l’utilisation du jeu Mécanika chez des élèves de la cinquième secondaire produit des hausses de performance considérables au test Force Concept Inventory. Les données récoltées démontrent que le jeu soumis en devoir à la maison peut produire un effet par lui-même sans perturber le contexte scolaire et sans intervention de l’enseignant. Martin Riopel, un des coauteurs de cette étude, est également le codirecteur de la maÎtrise de François Boucher-Genesse. Selon lui, l’univers des sciences, dans ce cas-ci, se prêtait bien au développement de jeux sérieux dans un contexte pédagogique.
Cette expérience de recherche a été réalisée auprès de 250 élèves de la cinquième secondaire. Elle a été possible grâce à la collaboration de Steve Desfossés, un enseignant de physique au Collège Saint-Bernard à Drummondville. Une équipe de tournage de l’émission Découverte de la télévision de Radio-Canada s’est même rendue sur place en 2012 pour y produire le reportage Mécanika ou jouer avec la physique.
L’équipe de la VTÉ a sauté sur l’occasion pour réunir toute cette documentation disponible et inviter les protagonistes à discuter avec ses deux groupes de participants francophones et anglophones. Le but était de creuser un peu plus certains enjeux spécifiques au contexte éducatif.
Jeux sérieux et simulation, du pareil au même ?
Pour plusieurs participants du labo VTÉ, le jeu sérieux est souvent associé à des jeux vidéo de simulation. Dans un contexte de formation, les jeux de simulations d’environnements sont intéressants pour les enseignants qui veulent faire vivre une expérience immersive et complexe aux étudiants. Elles permettent de développer l’intuition d’un phénomène et de remettre en question des notions et concepts erronés que les étudiants pourraient faussement penser comprendre. Ainsi, un jeu vidéo axé sur le divertissement comme Sim City est-il pour autant un jeu dit « sérieux » même s’il peut s’appliquer à plusieurs disciplines et domaines d’enseignement comme l’urbanisme et la gestion ?
Image : SimCity – Indigo Par Xardox sur Wikimedia Commons (Libre de droit)
Pour Martin Riopel, professeur au Département d’éducation et pédagogie et chercheur au Laboratoire mobile pour l’étude des cheminements d’apprentissage en science (LabMécas) de l’UQAM, les recherches sur l’apprentissage confondent souvent les jeux sérieux et les simulations. « Il est difficile de faire la part des choses entre l’un et l’autre. Une de nos expériences a été réalisée avec deux versions du jeu Mécanika, notamment pour tester cette hypothèse. Une des deux versions s’apparentait plus à une simulation, selon nous, et l’autre plus à un jeu. La différence tient dans la scénarisation du jeu. Dans une simulation, on a toutes les potentialités de l’ordinateur et des objets qui bougent. Mais lorsqu’on a un jeu, on a une scénarisation qui est ajoutée à tout ça pour donner un sens à l’expérience et l’on imagine que c’est dans la scénarisation que vont apparaitre toutes les intentions pédagogiques et toute l’optimisation de l’apprentissage. Pour ce qui est d’une simulation avec le jeu, ce n’est pas seulement l’interactivité qui fait la différence. Pour nous, c’est vraiment la scénarisation et l’intention d’apprentissage parce qu’avec une simulation, on pourrait simplement interagir librement sans but, et l’apprentissage serait possiblement plus modeste. Encore faut-il voir quelles sont les propriétés d’assimilation et quel est l’intérêt de l’apprenant. »
Pour la productrice de jeu scientifique de la compagnie CREO, Caroline Julien, la simulation est l’une des façons de placer un jeune étudiant dans une situation où il ne pourrait se trouver normalement. « On peut lui faire découvrir des tâches liées à des métiers ou des carrières et expérimenter une situation complexe à travers un jeu. » La principale différence entre le développement d’un jeu sérieux et celui d’un jeu de simulation du type Sim City, explique-t-elle, c’est l’objectif à la base. « Il faut se poser la question sur l’objectif à atteindre et à qui l’on veut s’adresser. Par la suite, les couches de narrations, de gameplay et de visuels deviennent pertinentes en fonction de l’objectif initial. »
Pour Denis Chabot, chargé de projet au Centre collégial de développement de matériel didactique (CCDMD), un jeu qui simule, par exemple, une relation d’aide est sérieux de par sa pertinence. Le logiciel SECRA, développé depuis plusieurs années par le CCDMD, permet à des étudiants en psychologie ou en soins infirmiers de simuler une communication dans un contexte de relation d’aide. « Le caractère ludique est moins important pour un étudiant en deuxième année du parcours préuniversitaire. Ils ne s’attendent pas à peser sur des boutons et à jouer pour simplement jouer. »
Image : Secra 4. Source : CCDMD
Pour la plupart des participants présents, le jeu est sérieux seulement s’il est pertinent et en lien avec le contenu à voir en classe. Mais très souvent, les jeux dits sérieux qui sont offerts aux enseignants ne touchent qu’une très petite partie de la matière qui est abordée dans un cours.
Ludification des apprentissages et motivation
Les enseignants qui veulent utiliser le jeu sérieux en classe le font parce qu’ils veulent arrimer l’aspect gamification [2] à leur scénario pédagogique. Pour le concepteur de jeux François Boucher-Genesse, « ce qui est le fun dans un jeu sérieux doit-être associé à la chose à apprendre. Les aspects de ludification vont encourager la persistance de l’engagement. »
Steve Desfossés, enseignant au secondaire, a remarqué que dès le moment où les étudiants ont commencé à jouer avec le jeu Mécanika dans le cadre de son cours de physique, ils ont commencé à faire des liens avec la matière vue en classe. Plus les étudiants comprennent, plus ils embarquent dans le jeu. La motivation extrinsèque leur permet de rechercher et de découvrir d’autres concepts qu’ils n’auraient pas cherchés en temps normal. « En tant qu’enseignant, je me pose aussi la question suivante : Est-ce que le jeu permet de garder l’étudiant plus accroché et de s’amuser en classe ? À la fin du cours, l’élève a joué dans un contexte d’apprentissage sans situation d’évaluation, mais cela peut être un élément motivateur puisqu’il est sorti du cours avec un grand sourire et il a déjà hâte au prochain. Cela permet d’alimenter sa flamme. »
L’engouement pour les jeux vidéo de rôle de type RPG (Role Playing Game [3]) est très marqué chez les adolescents qui démontrent beaucoup de persévérance et de motivations à poursuivre leur quête le plus loin possible. Il y a souvent beaucoup de recherche historique dans ces jeux. Ceux-ci permettent à un joueur d’incarner et de faire évoluer des personnages au fil d’une quête. L’expérience de ce genre de jeu pourrait aussi être utilisée et adaptée à un cours d’histoire ou d’éthique et culture religieuse par exemple. Certains participants du labo VTÉ trouvent que les possibilités d’expérimenter des métiers et de faire vivre des moments historiques sont sûrement aussi intrigantes qu’explorer des concepts de physique. Les jeux sérieux sont d’autant plus intéressants pour se déplacer dans le temps et l’espace virtuel pour contrôler certaines variables et situations impossibles à reproduire en classe.
Complexité des apprentissages et jeux sérieux
Lorsque vient le temps de distinguer des disciplines qui seraient plus appropriées aux jeux sérieux, la réponse n’est pas simple. Il n’y a pas de formule qui marche bien pour tous les sujets, selon François Boucher-Genesse. « Dans le cas de la physique mécanique, on avait beaucoup de recherches au cours des trente dernières années, qui nous montraient de façon solide quelles étaient les intuitions à changer chez les jeunes, de par la recherche qui avait déjà été faite. »
En éducation, un des grands constats est que certains concepts sont particulièrement résistants à l’apprentissage, affirme Martin Riopel. « Je pense que la pertinence scolaire ou la pertinence scientifique de ces jeux nous amène à réfléchir à l’idée : Est-ce que nous nous attaquons à quelque chose d’important et de résistant chez les étudiants ? Les recherches en éducation montrent que lorsque c’est résistant, c’est résistant pendant plusieurs années. Ça vaut la peine de passer du temps à surmonter ces résistances à l’aide d’un jeu avec toutes sortes d’activités, parce qu’il ne suffira pas à l’enseignant de dire une chose pour qu’elle soit apprise. Elle résiste très fortement. Je pense qu’en ciblant les jeux sur ces petits moments-là, déterminants dans l’apprentissage, on peut produire des effets intéressants. »
Pour les développeurs de matériel didactique, il est clair qu’on n’investit ni temps ni argent dans un jeu sérieux pour répondre à une question simple qui peut être résolue par d’autres ressources pédagogiques moins onéreuses. Les jeux sérieux sont cependant bien adaptés à des projets dans lesquels il y a des apprentissages complexes à surmonter. Pour Caroline Julien de la boîte de production CREO, « Quand la situation est complexe, cela permet d’intégrer une spirale de complexité croissante dans la situation de jeu. De sorte qu’au fur et à mesure qu’on avance, on peut ajouter des variables plus complexes comme on l’a fait dans le jeu Forestia. » Ce jeu de simulation permet de gérer une forêt virtuelle selon les principes d’aménagement durable. « On commence avec une petite forêt à gérer dans un contexte de développement durable, puis différents éléments d’aménagement et évènements naturels s’ajoutent, par exemple, un feu de forêt qui survient à des moments aléatoires dans le jeu et qui vient ajouter des variables intéressantes pour l’apprentissage. » Le scénario permet de développer des savoirs en introduisant une spirale de complexité croissante. « Si l’on veut engager un jeune dans un apprentissage complexe, ce n’est pas seulement la propriété du jeu qui va faire que le jeune comprend bien la matière », ajoute François Boucher-Genesse. « Les aspects de ludification vont encourager la persistance de l’engagement. »
Le jeu sérieux de plus en plus pris au sérieux ?
Les jeux sérieux sont très peu utilisés en éducation au Québec et en Ontario. Une conceptrice pédagogique du Centre franco-ontarien de ressources pédagogiques (CFORP), présente au labo VTÉ, affirme que l’enjeu de la mesure de l’apprentissage est considéré comme un frein. Plusieurs commanditaires potentiels considèrent que le jeu sérieux n’est pas adapté aux situations d’évaluation.
Caroline Julien, pour sa part, constate la progression de l’intérêt de différents organismes pour les jeux sérieux pour rejoindre les jeunes. Son entreprise développe des jeux sérieux depuis 11 ans au Québec. « Les gens viennent nous voir pour faire des jeux sérieux, notamment des infirmières pour une formation sur l’éducation sexuelle des jeunes, plus particulièrement sur les infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS). » Il existe aussi un véritable potentiel pour le développement de jeux sérieux pour la clientèle adulte dans un contexte de formation. Il faut maintenant considérer que de nombreux joueurs sont aussi des adultes actifs sur le marché du travail.
À l’autre bout du spectre, pour des élèves du primaire, jouer à des jeux vidéo est considéré comme une activité tout à fait normale. Pour eux, c’est la liberté de modifier des environnements virtuels qui est intéressante et ludique. La popularité du jeu MineCraft pour cette tranche d’âge le prouve bien. Les sites spécialisés pour l’éducation comme MineCraftEdu.com montrent que ce type de jeu de divertissement est de plus en plus détourné vers des fins éducatives. Le document vidéo Digital Citizens in Minecraft est un bel exemple qui illustre comment un élève de 5e année a utilisé le monde virtuel de MineCraft pour parler des enjeux de sécurité et de citoyenneté numérique pour les jeux collaboratifs sur des plateformes en ligne.
Image : My Minecraft favorite house so far. Auteur Dillyvids on deviantART. Sous licence Creative Commons BY 3.0
De nombreux blogues voués à cet environnement virtuel en ligne sont devenus d’excellentes sources pour les enseignants qui s’intéressent à cette formule pédagogique. Des sites comme MinecraftEdu Worlds et Teaching with MinecraftEDU sont deux exemples de ressources utiles facilement accessibles.
Au secteur collégial au Québec, des jeux sérieux ont été développés au cours des années par le Centre collégial de développement de matériel didactique (CCDMD). Ces jeux sont créés à la suite de soumissions de projets en provenance des enseignants du secteur des collèges et des cégeps. Parmi les plus connus, mentionnons les jeux de simulation Campagne électorale, Chasseurs-cueilleurs, SECRA et Vendeur, qui ont été conçus pour répondre aux objectifs pédagogiques de différents cours offerts au secteur collégial.
[1] Boucher-Genesse, F., Riopel, M., & Potvin, P. (2011). Research results for Mecanika, a game to learn Newtonian concepts. Communication présentée au Games, learning and society Conference.
[2] L’Office québécois de la langue française suggère le terme « ludification » dans sa fiche terminologique.
[3] Jeu vidéo de rôle (Wikipedia)
Merci, Caroline, pour ce partage. J’ai fait l’essai d’Audacity en le faisant opérer d’une petite clé USB. Et cela a été un charme. J’aimerais exploiter davantage la lecture de textes dans nos cours de littérature. Voilà un outil commode, accessible, permettant de mettre davantage en pratique le conseil de Valéry: « Et donc, et surtout, ne vous hâtez point d’accéder au sens. Approchez-vous de lui sans force, et comme insensiblement. N’arrivez à la tendresse, à la violence, que dans la musique et par elle. Défendez-vous longtemps de souligner des mots, il n’y a pas encore de mots, il n’y a que des syllabes et des rythmes. Demeurez dans ce pur état musical jusqu’au moment que le sens survenu peu à peu ne pourra plus nuire à la forme de la musique. Vous l’introduirez à la fin comme la suprême nuance qui transfigurera sans l’altérer votre morceau. Mais il faut tout d’abord que vous ayez appris le morceau. » Paul VALÉRY, « Sur le déclin des vers », in Petit Recueil de paroles de circonstance, 1926, p. 126-127.