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2 mai 2024

Lire pour le plaisir au cégep, est-ce possible?

La contrainte de la lecture d’œuvres obligatoires dans les cours de littérature entre souvent en conflit avec la notion de plaisir. Quoi faire alors? La possibilité d’offrir des choix littéraires au cégep pourrait-elle motiver les élèves à lire davantage dans le plaisir? Quels avantages pourraient découler de la proposition de listes d’œuvres aux étudiants et aux étudiantes?

L’acte de lire pour le plaisir

La lecture est pour moi une «activité amie» qui m’accompagne depuis presque toujours. Tout comme la natation ou la musique, la lecture fait partie des activités devenues quasi essentielles pour ma santé physique et mentale. En effet, lire apprend à vivre et nourrit l’intellect. De quoi me ramener au but premier de ma vocation: former des citoyens et des citoyennes complets et complètes, heureux et heureuses dans leur travail comme dans leur vie personnelle. Je souhaite, dans un élan probablement très idéaliste, que la lecture reste au moins comme habitude à la suite des cours de littérature du collégial. Et si l’adoption de ce rituel entraînait une vie plus satisfaisante? L’acquisition de l’habitude de lecture chez l’élève serait la réussite ultime!

Malheureusement, plusieurs études (Bintz, 1993 [en anglais], Babin, 2018) montrent que les grands lecteurs et grandes lectrices du primaire perdent cet attrait au cours de leurs études. Il semble que l’aspect obligatoire de la lecture présent au secondaire et au cégep tue ce plaisir. Ce fait me dérange profondément et je m’interroge sur l’impossibilité d’appliquer les 10 droits du lecteur de Pennac en classe. En effet, comment permettre «le droit de ne pas lire», de «sauter des pages» lorsqu’il y a des évaluations? Cette liberté du lecteur présente dans la vraie vie n’est pas nécessairement conciliable avec les études. «La lecture doit être une des formes du bonheur», disait Borges, et je suis plutôt d’accord avec lui.

Quoi faire alors quand on sait pertinemment que nos élèves ne lisent pas ou lisent mal nos œuvres obligatoires? Dufays, Gemenne et Ledur dans Pour une lecture littéraire rappellent qu’«[i]l n’y a pas de littérature sans lecteur.» Si mes élèves ne lisent pas les œuvres au programme, ma matière n’existe tout simplement pas pour elles et eux…

La question du choix du corpus se pose rapidement. Trois critères doivent orienter nos choix selon Dufays, Gemenne et Ledur :

  1. les élèves
  2. l’enseignant ou l’enseignante
  3. la culture

L’option d’offrir des choix s’accroche au 1er critère qui est peut-être le plus négligé des 3 selon moi. Des choix faisant partie de la paralittérature ou du postmodernisme intéressent habituellement plus facilement des élèves. D’ailleurs, pourquoi ne pas les sonder et s’initier un peu à ce qu’ils lisent ?

La question de faire lire une œuvre intégrale plutôt que des extraits se pose également. La lecture d’œuvre intégrale s’apparente davantage à une lecture réaliste, à une situation authentique. En effet, qui lit des extraits pour se détendre ou alimenter une réflexion profonde sur la vie?

Proposer une sélection de titres en classe

J’offre donc entre 2 et 5 choix d’œuvres intégrales à mes élèves en fonction du corpus, du nombre de personnes en classe et du cours. J’ai une belle banque de documents portant sur chaque œuvre. J’y puise des questions d’analyses et de dissertations, des questions de débats et de discussions, mais aussi des vidéos explicatives sur le paratexte, sur les difficultés de lecture, etc. Cette banque me permet de varier mes activités de session en session, même si je garde les mêmes choix d’œuvres.

Dès le 1er cours, les étudiants et les étudiantes choisissent les œuvres qu’ils et elles liront après une courte présentation des choix disponibles. C’est par l’entremise d’un sondage de début de session, fait en ligne, que les élèves peuvent me mentionner leur 1er et 2e choix. Je suis toujours très surprise de voir les classes se séparer presque équitablement entre les œuvres offertes.

Dès le 2e cours, les élèves savent quels livres ils et elles liront et peuvent se les procurer à la coop où j’ai commandé le nombre prévu pour chaque œuvre. Je souhaite en effet avoir un nombre de lecteurs et de lectrices sensiblement égal pour permettre les échanges fertiles, les débats et les tables rondes. Je répartis facilement mes élèves en orientant les gens absents au 1er cours vers l’œuvre la moins populaire. Après tout, les absents ont toujours tort. De plus, si une personne n’a pas reçu son 1er choix pour la 1re œuvre, je vais m’assurer qu’elle l’ait au moins pour la 2e. Cette étape semble fastidieuse, mais en général, elle ne l’est pas du tout.

Faire naitre le plaisir de lire

Pendant la session, je fournis un calendrier de lecture, des vidéos et des moments de discussion avec les collègues qui lisent le même livre. J’alterne donc entre une lecture «personnelle» et une plus «savante» pour faire naître un plaisir un peu plus intellectuel. À mon avis, ce plaisir ne peut s’atteindre sans une communication plus intime du lecteur ou de la lectrice avec l’œuvre. Faire des choix fait partie des stratégies nécessaires à cette adhésion. Les élèves doivent pouvoir faire «une lecture subjective des textes littéraires, faite de ce que l’on est, de ce que l’on aime, de ce en quoi l’on croit, de ce que l’on partage avec sa communauté, de ses expériences culturelles, de son bagage de connaissances, de références, d’expériences vécues, de valeurs, d’idées, etc.» (Falardeau, 2004, p. 40 [PDF]).

Un exemple concret appliqué en classe

Voici un exemple réalisé dans un cours de communication dans lequel le corpus est composé d’œuvres étrangères.

J’ai choisi 5 romans portant sur les 5 sens qui ont été adaptés au cinéma. Les élèves devaient choisir 1 œuvre plus imposante, environ 300 pages, parmi Chocolat (le goût), Le parfum (l’odorat) et La jeune fille à la perle (la vue). Le 2e choix portait sur une plus petite œuvre d’environ 100 pages de Baricco: Novecento pianiste (l’ouïe) ou Soie (le toucher). Par la suite, on visionnait chaque film dans des salles de classe différentes pour finalement partager, à l’occasion de tables rondes, les ressemblances et différences et les ajouts et retraits entre les 2 versions. À la fin, les élèves devaient faire une analyse littéraire portant, entre autres, sur la mise en texte de l’expérience sensorielle.

Les études (Viau et Louis, 1997) montrent qu’offrir des choix augmente le sentiment de contrôle chez l’élève ce qui entraine sa motivation. D’ailleurs, mes élèves disent apprécier ces choix:

J’ai trouvé ça bien de pouvoir avoir une certaine liberté.

— Une personne étudiante

C’est une bonne méthode, car ça permet à l’élève de parcourir rapidement les 2 livres avant de choisir et aussi d’avoir une idée globale du livre non choisi, ce qui est un plus.

— Une personne étudiante

J’ai aussi observé des avantages que je n’avais pas anticipés de prime abord. En effet, la disponibilité d’une œuvre en format audio peut orienter certains élèves. Ceux-ci connaissent leur difficulté de lecture et aiment bien avoir cette possibilité qui ne s’offre pas toujours facilement à eux et à elles. Pour les élèves en difficulté, choisir une œuvre qui a été adaptée au cinéma ou qui a un format plus facile (police, grosseur des lettres) est un avantage. Aussi, pour les élèves qui échouent à un cours, la possibilité de faire un choix permet de la variété plutôt que de recommencer la même lecture en cas de répétition du cours avec le même enseignant ou la même enseignante.

Un thème ou un sujet qui touche personnellement les élèves peut permettre de les raccrocher. Les élèves ayant de la facilité profitent aussi de cette opportunité. Cette clientèle souvent négligée au cégep peut choisir une œuvre plus difficile ou davantage dans son champ d’intérêt. La zone proximale de développement chez les personnes douées est souvent plus compliquée à atteindre.

Un autre avantage d’offrir des choix est de contourner la question des traumavertissements (trigger warning). Depuis quelques années, 2 positions s’opposent quant aux traumavertissements en littérature. En effet, certaines personnes disent qu’il faut avertir les jeunes des sujets sensibles alors que d’autres pensent que ce n’est pas nécessaire. Les études (Bridgland,V., P. J. Jones et B. W. Bellet, 2022 [en anglais]) confirment toutefois que faire des traumavertissements peut au contraire susciter des traumas plutôt que les contourner… Bref, mon idée d’offrir des choix évite cette difficulté. En effet, une personne sensible à certains thèmes pourrait tout simplement choisir une autre œuvre sans même le dire à son enseignant ou à son enseignante.

La réduction du risque de tricherie entre aussi en ligne de compte par cette offre. En effet, il semble que faire des choix diminue le risque de tricherie avec les outils d’intelligence artificielle. Pourquoi tricher si on est bien engagé dans le travail à faire?

Puisque plusieurs personnes lisent différents livres à la fois, le nombre d’œuvres avec lesquelles les élèves sont en contact augmente, tout comme les connaissances générales. Si plusieurs romans sont lus en même temps en classe, les élèves en entendent nécessairement parler et les échanges sont multipliés. Bref, les connaissances générales en sont élargies et la possibilité de lire les autres œuvres au programme augmente.

Le fait qu’ils aient choisi leur œuvre diminue aussi le danger qu’ils ne lisent pas. De plus, ça rend caduque l’utilité des tests de lecture. D’ailleurs, il n’y a pas de compétence «savoir lire» au cégep et j’essaie toujours de contourner le test de lecture. Mes évaluations englobent l’œuvre au complet comme les débats ou les tables rondes ou encore la comparaison avec les adaptations cinématographiques. Si les élèves n’ont pas lu l’œuvre au complet ou l’ont mal lue, ils et elles seront pénalisés à cette occasion.

Selon Landreville (1995) (cité dans Lebrun, 2004) et son enquête auprès de 130 jeunes de 5e secondaire de la région de Montréal, «le rendement scolaire en lecture et en écriture est […] directement relié à l’amour de la lecture.» Je souhaite vivement que choisir sa lecture permette une implication plus grande et un certain amour de la lecture. Même si mes cours ne le suscitent pas à tout coup, je crois pouvoir l’encourager au moins chez certains élèves!

Et vous, avez-vous trouvé des astuces pour susciter l’amour de la lecture en classe? Partagez votre expérience dans la zone de commentaires.

Références

Babin, J. et Dezutter, O. (2018). Le rapport d’enseignants du collégial québécois à la lecture d’une œuvre complète: le plan didactique. Tréma.

Babin, J. (2016). La lecture d’œuvres littéraires complètes au collégial: des cas de pratiques d’enseignement dans le cours d’Écriture et Littérature. Université de Sherbrooke.

Bintz, W. P. (1993). Resistant readers in secondary education: Some insights and implications. Journal of reading. 36(8). 604-615.

Borges, J. L. (2006). Cours de littérature anglaise. Seuil.

Bélec, C. et al. (2022). Ellac.

Bridgland, V., Jones, P. J. et Bellet, B. W. (2022). A Meta-Analysis of the Effects of Trigger Warnings, Content Warnings, and Content Notes. Flinders University et Harvard University.

Dufays, J-L., Gemenne, L. et Ledur, D. (2015). Pour une lecture littéraire : Histoire, théories, pistes pour la classe. De Boeck Supérieur.

Daunay, B. (2007). Le sujet lecteur: une question pour la didactique du français. Le français aujourd’hui, 157, 43-51.

Dion-Gauvin, M. A. (2024). Évaluer à l’ère de l’intelligence artificielle: réflexions, défis et pistes de solutions! [Formation en ligne FCÉ] Éductive.

Falardeau, É. (2004). La place des lecteurs dans les classes de littérature. Québec français, 135, 38-41. [PDF]

Hébert, M. (2019). Lire et apprécier les romans en classe; enseignement explicite, journaux cercles de lecture. Chenelière Éducation.

Goulet, M. (2000). L’enseignement de la littérature au collégial et la technicisation de la lecture littéraire. Dans Cambron, M. (dir.), Enseigner la littérature au cégep. Réflexions, analyses, témoignages. (p.39-62). Centre d’études québécoises de l’Université de Montréal.

Lalonde, C. (2023, 12 janvier). Petites histoires des traumavertissements. Le Devoir.

Lebrun, M. (2006). Les vrais livres contre les manuels, pour faire aimer la lecture. Dans J. Lebrun, J. Bédard, A. Hasni et V. Grenon (dir.), Le matériel didactique et pédagogique : soutien à l’appropriation ou déterminant de l’intervention éducative (p. 271-295). Presses de l’Université Laval.

Lebrun, M. (2004). Les pratiques de lecture des adolescents québécois. Multimondes.

Lecavalier, J et Richard., S. (2010). Enseigner la littérature au secondaire et au collégial: une démarche stratégique. Chenelière Éducation.

Pennac, D. (1992). Comme un roman. Gallimard.

Pothier, B. (2023, 7 au 9 juin). La sous-performance des doués au collégial. [Actes de colloque]. Colloque de l’AQPC, Rivières-du-Loup.

Viau, R. et Louis, R. (1997). Vers une meilleure compréhension de la dynamique motivationnelle des étudiants en contexte scolaire. Canadian Journal of Education (Revue canadienne de l’Éducation), 22(2), 144-157.

À propos de l'auteure

Anaïs Couture-Tremblay

Anaïs Couture-Tremblay a fait un DEC en Arts et lettres au Cégep de Matane. Convaincue depuis toujours de vouloir être enseignante, c’est au cégep qu’elle décide qu’elle sera prof. Après des études en littératures française et québécoise à l’Université Laval, elle fait un certificat en enseignement collégial avant de partir presque 2 ans à Terre-Neuve pour y être monitrice de français. À son retour, elle commence un baccalauréat en enseignement du français au secondaire à l’Université du Québec à Rimouski faute de trouver du travail. Elle ne finira jamais ce 2e baccalauréat puisqu’entre temps, elle a pu revenir à ses anciennes amours au Cégep de Matane où elle enseigne maintenant depuis 2006.

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