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Prenons 2 groupes du même cours de chimie, avec les mêmes notes de cours, les mêmes devoirs, les mêmes laboratoires et les mêmes examens. La seule différence entre ces groupes est l’enseignant ou l’enseignante. En théorie, on devrait s’attendre à ce que ces 2 groupes performent de manière similaire, non? Si ce n’est pas le cas, ce sera clairement la faute de l’enseignant ou de l’enseignante, n’est-ce pas?

Évidemment, le jugement de l’enseignant ou de l’enseignante est un élément important pour l’attribution de la note aux élèves. Mais se pourrait-il que la note elle-même joue un rôle dans l’inéquité entre ces 2 groupes de chimie? Les étudiants devraient-ils obligatoirement remettre l’entièreté des devoirs demandés au cours d’une session sous peine d’obtenir la note 0 pour chaque travail non remis? Inversement, une étudiante qui rédige à la perfection un rapport d’un laboratoire à partir d’une expérience tracée d’avance mérite-elle nécessairement la note 100%?

Si, comme moi, vous avez ces réflexions entre 2 cours ou au retour à la maison le soir, vous seriez probablement intéressé ou intéressée par un nouveau concept en matière de pratique évaluative: le ungrading.

Ma découverte de la notation par spécifications

Le ungrading (ou dénotation), c’est quoi? C’est faire des évaluations sans note? Alors comment attester la réussite d’un cours? Pire, comment définir la cote R de l’étudiant?

Par chance, je participe à une communauté de pratique d’enseignants et d’enseignantes de chimie de différents collèges. Lors d’une rencontre à l’hiver 2023, Caroline Cormier, enseignante de chimie au Cégep André-Laurendeau, a parlé d’un projet qu’elle réalise au sujet des pratiques alternatives de notation grâce au financement du Programme d’aide à la recherche sur l’enseignement et l’apprentissage (PAREA). Serait-il donc possible de conjuguer l’évaluation de manière plus équitable, tout en préservant les structures de notation en place? Clairement, le sujet a vraiment piqué ma curiosité!

Pendant l’été, j’ai voulu en apprendre davantage sur les pratiques alternatives de notation. Ainsi, j’ai appris que ces pratiques sont diverses. Oui, elles comprennent le ungrading mais d’autres également, comme la notation par spécification.

Cet été, j’ai donc lu l’excellent livre Specifications Granding de Linda B. Nilson [en anglais], que Caroline Cormier nous avait recommandé. L’autrice y explique les grands concepts entourant la notation par spécifications, mais aussi, très concrètement, comment mettre l’approche en pratique dans un cours.

Je me suis lancé dès cet automne (2023), dans mon cours Coordination d’une équipe de travail (qui n’a rien à voir avec la chimie). Étant enseignant au DEC en Technologie des procédés et de la qualité des aliments et à l’AEC en Techniques de transformation du lait en produits laitiers, je suis appelé à enseigner plusieurs cours de contenus différents. J’estime que les notions de psychologie du travail se prêtaient mieux que celles de chimie à une 1re tentative d’évaluation par spécifications.

La notation par spécifications, qu’est-ce que c’est?

Dans la notation par spécifications, le cours est scindé en plusieurs spécifications, qui sont en quelque sorte les attentes à l’égard des capacités des élèves.

Pour chaque spécification, il y a une liste de tâches à réaliser par les élèves. Par exemple:

  • lire un article sur internet
  • faire un résumé de la lecture
  • etc.

Dans mon cours, j’ai défini 6 spécifications, valant chacune pour 10% de la note totale du cours. Les 40% restants sont associés à l’évaluation terminale du cours (évaluation certificative), en accord avec la Politique institutionnelle d’évaluation des apprentissages de mon établissement. C’est ce que Linda B. Nilson appelle «une approche mixte»: une partie de la note du cours est octroyée par spécifications et une partie est octroyée autrement.

J’ai défini environ 4 tâches par spécifications. Quand une tâche a été accomplie à ma satisfaction, je la coche sur la liste.

  • Quand toutes les tâches d’une liste sont cochées, l’élève obtient la note de 10/10 (10% de la note totale du cours) et la spécification est considérée comme «maitrisée».
  • Si les 10 éléments ne sont pas cochés (qu’il n’y en ait aucun ou qu’ils soient tous cochés sauf 1), l’élève a 0/10 et la spécification demeure considérée comme «en apprentissage».

Pour chaque spécification, les élèves ont une date limite pour compléter les tâches. Puis, pendant la semaine suivante, ils et elles peuvent faire des ajustements à la suite de mes commentaires, de façon à ce que je puisse considérer que les tâches ont été accomplies de manière satisfaisante.

Exemples de tâches

Je n’ai pas eu à réinventer mon cours en entier. Déjà, les spécifications elles-mêmes découlent du plan cadre et de la compétence du cours. Ensuite, les activités que je faisais avant pouvaient s’intégrer à des listes de tâches. J’ai tout de même ajouté quelques activités par rapport aux années précédentes. En accord avec les recommandations de Linda B. Nilson et les bonnes pratiques de pédagogie inclusive, j’ai tenté de diversifier le plus possible le type d’activités que je propose à mes élèves. Ils et elles doivent:

  • compléter un portfolio
  • écrire plusieurs textes réflexifs (des retours sur des activités pratiques, par exemple)
  • vivre différentes activités pratiques en équipe (animer une réunion, offrir une courte formation présentant une tâche, etc.)
  • animer un balado
  • enregistrer une vidéo
  • écrire des résumés de lecture
  • réaliser une entrevue individuelle avec moi (pour se préparer à l’évaluation finale)
  • etc.

À titre d’exemples, voici les fiches qui décrivent 2 des spécifications du cours.

La description de la spécification 1, «Se définir au regard de la fonction de coordination (chef d’équipe), des normes du travail et des conventions collectives en vigueur», et la liste des tâches qui lui correspond.

La description de la spécification 2, «Communiquer adéquatement un message à une équipe de travail», et la liste des tâches qui lui correspond.

Dans le cours, le portfolio se construit à partir d’activités faites en classe (par exemple, compléter un questionnaire sur les styles de leadership selon le modèle de Blake et Mouton). Les élèves consignent dans leur portfolio leurs réponses à différentes questions métacognitives à propos de ces activités. J’utilisais déjà un portfolio dans ce cours, mais je trouve qu’il prend encore plus de sens cette année dans le contexte de la notation par spécifications.

Capture d’écran d’une page du portfolio d’un élève dans OneNote

Un exemple d’une activité réalisée dans le cours: animer une réunion

L’une des activités que je faisais traditionnellement dans le cours était de demander aux élèves d’animer une réunion.

Par le passé, je proposais aux élèves une mise en situation fictive. Par exemple, je disais à une équipe qu’il y avait eu, dans l’usine alimentaire où ils et elles travaillent, un incident relatif à la salubrité: un employé ou une employée de la chaîne de production a perdu un bijou qu’on suspectait d’être maintenant dans l’un des gâteaux produits. Chaque élève avait un rôle (directeur ou directrice de la production, personne qui a perdu son bijou, etc.). Les élèves devaient se rencontrer pour régler le problème ou discuter des actions à poser.

Toutefois, l’exercice était difficile pour les élèves: puisque la mise en situation est fictive, plusieurs n’avaient pas une connaissance suffisamment approfondie du contexte pour pouvoir faire le jeu de rôle réalistement. Par exemple, le rôle précis d’un directeur ou d’une directrice de la production n’était pas clair pour tout le monde, ce qui rendait l’activité moins réussie.

Que dire en plus du stress que les élèves vivaient lors de la réalisation de la tâche. Chaque petit geste était scruté à la loupe de mon jugement d’enseignant.

Cet étudiant écoute-il les réponses de ses collègues. Fait-il preuve d’un leadership assumé tout au long de la rencontre? Si oui, bravo! Il a réussi à animer une rencontre à la hauteur de 82%. Mais dans un contexte au travail, animons-nous réellement des réunions départementales à 82%?

Cette année, j’ai donc eu l’idée de revamper mon activité en mode “notation par spécifications” en tirant profit de l’un des cours concomitants au mien, qui porte sur les produits laitiers. Dans ce cours donné par l’un de mes collègues, les élèves choisissent un produit à réaliser (une crème sûre, un fromage, etc.). C’est un projet complexe. Par exemple, pour produire une crème sûre, l’élève doit choisir les ferments lactiques à utiliser, la température de fermentation, etc. Dans mon cours, je leur demande donc d’organiser une réunion pour qu’ils et elles présentent leur projet à des pairs et obtiennent des rétroactions de leur part. (C’est l’avantage du travail en équipe: l’opinion des autres peut nous permettre d’améliorer notre projet.)

Dans ce projet, les élèves jouent leur propre rôle et bénéficient réellement de la réunion qu’ils et elles animent. Cela leur permet d’améliorer leur projet pour leur cours sur les produits laitiers.

Pour ma part, je participe à toutes les réunions. Ce que j’évalue, c’est exactement les mêmes concepts que les sessions précédentes, soit:

  • organiser une rencontre structurée
  • faire preuve d’un leadership assumé
  • appliquer les techniques d’écoute active
  • etc.

Ça peut être stressant pour les élèves d’animer une réunion, surtout devant l’enseignant qui prend des notes. Les années passées, certaines personnes perdaient des points, par exemple, parce qu’elles regardaient le plancher quand elles réfléchissaient au lieu de regarder les autres dans les yeux. En transformant l’activité en tâche dans une liste de spécifications, les élèves ont moins la pression de performer. Pour cocher la case dans la liste, la performance de l’élève n’a pas besoin d’être parfaite; elle doit simplement être globalement satisfaisante selon mes attentes (ou critères) spécifiées avant l’évaluation

D’ailleurs, c’est un point que j’ai dû bien expliquer (et réexpliquer) aux élèves: le fait que la note pour une spécification soit 0 ou 100% ne veut pas dire que tout doit être parfait pour réussir. Au contraire!

C’est important d’expliquer aux élèves l’intention derrière la notation par spécifications. Et même quand on l’explique, ils et elles ne l’intériorisent pas automatiquement. Toutefois, pour les personnes qui ont compris, la notation par spécifications devient une pratique moins stressante que l’évaluation traditionnelle.

Les rétroactions

Je m’efforce de donner des rétroactions rapidement aux élèves. Je trouve ça encore plus important dans un cours comme celui-ci (où l’accent est mis sur des savoir-être plutôt que des savoir-faire) que dans les cours de chimie que je donne habituellement. Dans mes cours de chimie, je me dis que les élèves peuvent savoir si leurs réponses aux questions d’examen sont bonnes avant même de voir mes rétroactions. Mais dans un cours comme Coordination d’une équipe de travail, ça peut être moins évident, car il n’y a pas nécessairement une seule «bonne réponse». Je veux leur transmettre mes rétroactions le plus rapidement possible, pour ne pas les laisser dans le noir.

Mes commentaires sur le balado produit par un élève

Mes rétroactions à un élève pour l’une des spécifications

Cette session-ci, j’ai 21 élèves en Coordination d’une équipe de travail, répartis en 2 groupes (1 au DEC et 1 à l’AEC). Les rétroactions me demandent énormément de temps. Il faut dire que j’ai ajouté des activités dans le cours, par rapport à ce que je faisais les années passées. De plus, cette année, je dois vérifier (et corriger!) le contenu des portfolios des élèves 6 fois dans la session, alors que je ne le faisais qu’à 4 reprises par le passé.

Par ailleurs, j’ai choisi d’utiliser OneNote pour le dépôt des travaux. Je constate qu’être à l’affût de tout ce qui se passe dans OneNote est exigeant pour moi. Je ne reçois pas de notification quand un élève répond à une question ou dépose un document: je dois faire le tour de tous les blocs-notes périodiquement pour voir les noms des pages qui sont en gras, ce qui indique que ces pages ont été modifiées depuis ma dernière visite. Peut-être que OneNote n’était pas le meilleur choix pour répondre à mes besoins. (Vos suggestions sont bienvenues!)

Une mauvaise compréhension de l’approche par des élèves?

La session n’est pas encore terminée; il y a encore beaucoup de choses qui peuvent changer et je risque d’avoir des surprises sur mon chemin. Cependant, en ce moment, ce qui me préoccupe, c’est que plusieurs élèves n’ont pas réalisé plusieurs des tâches qui étaient demandées.

Dans une approche par spécifications, je pense qu’il faut s’attendre à ce que certains élèves choisissent de ne pas faire les tâches liées à une spécification donnée, pour s’épargner du travail, sachant qu’ils et elles obtiendront la note de passage pour le cours en maîtrisant les autres spécifications. Toutefois, dans mon cours, certaines personnes ont fait plusieurs tâches d’une liste… mais pas toutes. Ce sont des efforts «gaspillés»… Si elles réalisent 3 tâches sur 4, elles ont 0. Je m’attendais à ce que mes élèves fassent soit toutes les tâches d’une liste, soit aucune… pas qu’ils et elles n’en fassent qu’une partie!

La prochaine fois, je m’assurerai de clarifier encore davantage le principe de la notation par spécifications.

Aussi, je pense ajouter la case «Je ne ferai pas cette tâche» sur OneNote. De cette façon, je vais savoir si la non-remise est volontaire et réfléchie ou si je dois communiquer avec l’élève pour en savoir plus.

Une autre chose que j’ajouterai probablement à mon cours, c’est une rencontre individuelle avec tous les élèves après la date d’échéance de la 1re spécification. Cela me permettra de clarifier mes attentes et de m’assurer de la compréhension de chaque personne.

L’évaluation terminale du cours : un jeu de rôle avec des acteurs et des actrices

Pour l’évaluation terminale du cours (qui vaut pour 40% de la note totale du cours et qui n’est pas faite par spécifications; merci à la PIEA de mon institution…), historiquement, la marche est haute.

Je collabore avec des comédiens et des comédiennes de l’École de théâtre du Cégep de Saint-Hyacinthe. Chaque élève doit interagir avec les acteurs et les actrices pour régler un conflit (une mésentente) simulé entre un ou une chef d’équipe et une personne employée.

Conformément à la compétence du cours, l’élève doit communiquer, expliquer comment il ou elle perçoit la situation et demander au personnage interprété par le comédien ou la comédienne d’expliquer sa propre perception de la situation. (L’élève choisit la mise en situation parmi une liste.)

Par exemple, dans l’une des mises en situation, un employé part avant la fin de son quart de travail sans aviser personne. L’élève joue le rôle du ou de la chef d’équipe qui doit rencontrer la personne pour savoir ce qui s’est passé et expliquer les conséquences d’un départ non annoncé.

Une autre mise en situation tourne autour d’un cas de harcèlement psychologique. Oh là: bonjour le stress!

Mais voilà, dans la «vraie vie», régler un conflit est un exercice extrêmement difficile, et encore plus pour des élèves novices en la matière. Pouvons-nous vraiment régler un conflit, mais à seulement 74%? Et est-ce le règlement lui-même qui est à évaluer? Même un employeur au sens de la loi sur le harcèlement psychologique au travail n’a pas cette obligation. (Il a des obligations de moyen, mais pas de résultats.)

Voilà pourquoi les pratiques de notations alternatives sont importantes pour certains cours au collégial.

Cette année, avec la notation par spécifications, j’ai inclus dans mes listes de tâches plusieurs activités qui amènent une progression vers l’évaluation finale. L’une d’elle est même une rencontre individuelle avec moi pour faire une «pratique» de jeu de rôle. Mais, en plus de la progression, l’important selon moi est la possibilité que l’élève fasse des essais fructueux, mais parfois aussi des échecs. Il n’est pas nécessaire de faire échouer un étudiant parce qu’il a échoué sa 1re tentative… Au contraire, c’est comme ça qu’on apprend!

Alors que cet article est publié, l’évaluation finale est encore à réaliser. J’ignore quelle en sera l’issue pour les élèves mais, au moins, j’aurai la conviction de les avoir mieux préparés cette fois-ci.

Une expérience prometteuse

La session actuelle est ponctuée de plusieurs défis, mais je suis convaincu que les listes de spécifications sont une piste très intéressante pour mon enseignement. Cela me semble particulièrement vrai dans le secteur technique, puisque cette façon de faire est assez représentative de la réalité du marché du travail. Sur le marché du travail, un technicien ou une technicienne a souvent une liste de tâches à effectuer dont l’accomplissement de chacune est validé par un superviseur ou une superviseure. Chaque tâche doit satisfaire la personne responsable… comme dans mon cours!

Ressource complémentaire : un autre témoignage sur la notation par spécifications

Témoignage de Bruno Voisard, enseignant de chimie au Cégep André-Laurendeau

Et vous, avez-vous testé ou aimeriez-vous tester la notation par spécifications? Avez-vous des conseils pour moi? Partagez vos expériences et opinions dans la zone de commentaires!

À propos de l'auteur

Christian Mercier

Après avoir enseigné la chimie pendant près de 10 ans au Cégep André-Laurendeau, Christian Mercier est maintenant enseignant au programme de Technologie des procédés et de la qualité des aliments à l’Institut de technologie agroalimentaire du Québec, campus de Saint-Hyacinthe, depuis 2018.

Enseignant touche-à-tout, il s’intéresse aussi aux dynamiques des relations au travail ainsi qu’à la recherche collégiale. Pour lui, l’enseignement est synonyme à la fois de rigueur et d’humour, attributs qu’il souhaite transmettre à ses élèves et collègues de travail.

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Chantal Secours
Chantal Secours
5 décembre 2023 9h59

Super intéressant, je vais tenter une première mise en application cet hiver en chimie générale. J’aime bien la proposition d’ajouter la case «Je ne ferai pas cette tâche», cela peut être utile et responsabilise l’étudiant dans son apprentissage et les choix qu’il fait.

Valerie Bourdon
Valerie Bourdon
8 décembre 2023 13h47

Je connaissais le « ungrading », mais pas la notation par spécifications. C’est une expérience intéressante. L’idée de collaborer avec les étudiants en théâtre pour la mise en situation est formidable!

Michel Vervais
Michel Vervais
6 mars 2024 14h23

Bonjour M. Mercier. Je souhaite vous féliciter pour cette initiative. J’ai adoré vous lire. Il s’agit d’un récit inspirant. Bonne continuation.